Entre explosion des délais et des coûts, la BITD française craint pour ses approvisionnements

La ministre des Armées Florence Parly de passage par les Forges de Tarbes (Crédits : ministère des Armées/Twitter)

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À peine sortie des remous créés par le Covid-19, la filière défense française plonge dans une nouvelle crise, cette fois provoquée par la guerre en Ukraine. Qu’importe le secteur, les sanctions et mesures prises à l’encontre de la Russie pourraient rapidement générer une hausse des prix et des délais d’approvisionnement de certaines matières premières stratégiques, entre autres.

Des tensions sur les matières premières, l’énergie, les composantes…

« À très court terme, notre industrie s’en sort mais elle va vite subir les conséquences de l’augmentation des prix, des difficultés et des délais d’approvisionnement », expliquait Marc Darmon, président du GICAT et directeur général adjoint du groupe Thales, lors d’une récente audition à l’Assemblée nationale. 

Que ce soit pour le GICAT ou pour ses équivalents du naval et de l’aéronautique, le ton est donné : la guerre entre l’Ukraine et la Russie « est un choc qui ne doit pas être sous-estimé », soulignait Éric Trappier, PDG de Dassault et président du GIFAS, lors de cette audition conjointe. Comme lors de la crise sanitaire, aucun secteur n’est épargné. Comme lors de la crise sanitaire, les menaces sur la filière sont multiples et touchent autant aux matières premières qu’à l’énergie et aux composantes voire, de manière plus ciblée, à la main d’oeuvre.

 L’écueil principal reste celui des importations de matières stratégiques, l’acier, le titane, le nickel ou l’aluminium en tête. Aucune n’est pour l’instant directement ciblée, mais les conséquences des sanctions économiques entreprises à l’égard de la Russie se font déjà ressentir. Certains stocks se sont ainsi retrouvés bloqués, résultat des mesures prises à l’égard des banques russes. Moscou pourrait par ailleurs choisir l’option de l’embargo pour fragiliser l’industrie européenne. 

« C’est un sujet compliqué, parce qu’il faut remonter toutes nos chaînes d’approvisionnement pour bien identifier la matière traitée et être capable d’analyser que, si il y avait rupture, si il y avait sanction, si il y avait contre-sanction, nous pourrions ou pas continuer à approvisionner nos industriels », commentait Éric Trappier.

Explosion des prix et des délais, mais aussi renforcement de la pénurie pré-existante des composantes et risques accrus sur les apports en gaz et en pétrole. « On ne transforme pas la matière sans énergie », rappelle Éric Trappier. Ici aussi, pas de sanction européenne dans l’immédiat hormis pour le charbon à compter du mois d’août. Mais l’inquiétude est majeure pour le gaz car « la dépendance au gaz russe existe, et on ne fait pas d’industrie sans gaz aujourd’hui ».  

Si personne n’est épargné, la guerre a aussi des incidences particulières à chaque secteur. Les entreprises du GICAN emploient ainsi « un certain nombre de travailleurs ukrainiens » sur leurs chantiers navals, observe son président Pierre Éric Pommelet, également PDG de Naval Group. Certains retournent chez eux pour participer à l’effort national, un choix des plus compréhensible mais dommageable pour la production. « Dans cette crise fractale, nous allons découvrir tous les jours quelque chose de nouveau », estime-t-il. Toujours concernant l’Ukraine, le GICAT ne constate pas d’écueil majeur jusqu’à présent pour ses industriels à l’exception de « quelques situations critiques dans certains cas de câblages faits en Ukraine chez certains de nos sous-traitants ».

Un marché « devenu fou »

« L’augmentation des prix et des délais va avoir des conséquences sur l’ensemble de la chaîne de valeurs », précise le président du GIFAS, selon qui « les maîtres d’œuvre auront une responsabilité particulière vis à vis des sous-traitants, vis-à-vis de la supply chain ». Pour son homologue du GICAT, les donneurs d’ordre devront quant à eux « faire preuve de souplesse car des retards risquent d’arriver sur les programmes et des prix risquent de devoir être ajustés ».

D’après le GICAN, les sanctions se traduisent par une perte atteignant 25% du chiffre d’affaires de certains adhérents. L’approvisionnement en acier, qui représente jusqu’à 60% du coût d’un petit navire, n’est pas en pénurie mais l’approvisionnement devient problématique. La question se révèle davantage préoccupante pour les sociétés engagées sur des contrats à prix ferme. Pour des tôles d’acier, « on assiste à des augmentations de prix absolument considérables, de 40, 50, 60% ». Et Pierre Éric Pommelet de déplorer un « marché devenu fou » dans lequel il est demandé de passer des commandes « sans prix et sans délai ou d’accepter dans les heures qui suivent une commande à un prix 50, 80, 100% au dessus du prix moyen ». 

La crise énergétique vient elle aussi peser sur les coûts de production, qui pourraient à terme être supérieurs aux prix de vente et engendrer une crise de compétitivité. À tel point que certaines entreprises peuvent désormais se retrouver en situation de refuser de soumettre une offre, faute de matière ou d’engagement sur les délais.

Quelles solutions et priorités à court terme ?

À court terme, la priorité reste la constitution de stocks, faute de quoi « la production s’arrêtera ». Certains ont anticipé la crise avant même que le conflit éclate. Safran, par exemple, s’est approvisionné auprès de distributeurs allemands pour réduire sa dépendance envers l’entreprise russe VSMPO-AVISMA. Ces réserves s’épuiseront et, à moyen terme, il s’agira de trouver des sources alternatives puis de requalifier les matières qui en sont issues pour un usage militaire. Même lancée rapidement, cette requalification prendrait « entre un et deux ans » d’après Éric Trappier. 

Trouver et sécuriser ces sources alternatives ne sera pas une sinécure. D’autres géants du secteur se sont déjà redirigés vers le Japon, dont la production ne pourra compenser les approvisionnements russes. Pour les présidents de groupement, d’autres seront tentés de sanctuariser leur production pour couvrir les besoins nationaux. Les États-Unis, par exemple, sont parmi les plus gros producteurs d’acier au monde. Ils disposent de réserves dans lesquelles ils « vont se servir en premier », notamment pour soutenir leur industrie de défense. 

Derrière, l’industrie de défense, tous secteurs confondus, doit rester « totalement en soutien de nos propres forces armées » pour assurer « un taux de disponibilité maximum ». Et d’autant plus au vu des efforts supplémentaires consentis sur la façade orientale de l’Europe, notamment en Roumanie et en Estonie dans le cas de l’armée de Terre. « Ce sont des moments comme celui-ci qui confirment notre raison d’être et qui confirment l’importance d’une industrie de défense au service de la nation », souligne Pierre Éric Pommelet. 

D’après Marc Darmon, il est aussi temps de repenser les contrats de MCO pour les faire coller à la haute intensité, « avec des clauses spécifiques qui pourraient permettre une augmentation avec un très court préavis des heures d’emploi et des capacités d’emploi », écho parmi d’autres d’un récent rapport parlementaire. Autre défi immédiat évoqué dans ce rapport et repris par les groupements industriels : la reconstitution des stocks des armées, qu’il s’agisse de « munitions, missiles, pièces de rechange ». 

La ministre des Armées en visite aux Forges de Tarbes. Pour les industriels de la défense, il s’agit de maintenir les approvisionnements en matières premières tout en se préparant à, peut-être, accélérer les cadences (Crédits : Ministère des Armées)

Être prêt en cas d’accélération de la LPM

Pour Éric Trappier, « on assiste à la fin de ce que l’on a appelé les dividendes de la paix ». La guerre est aux portes de l’Europe, « il faut réagir et réagir vite ». Après une baisse des budgets de défense, la tendance est partout à la hausse depuis 2017. La crise du Covid-19 avait ensuite révélé la place de l’industrie comme priorité de la souveraineté nationale et européenne. « Je pense que cette crise ukrainienne va le démontrer de manière encore plus flagrante », assure celui qui est aussi président du Conseil des industries de défense françaises (CIDEF).

Cependant, et contrairement à la Suède, l’Allemagne, la Belgique ou encore la Lituanie, la France n’a pas annoncé de nouveau sursaut en matière de dépenses militaires. En pleine période électorale, l’heure semble surtout aux bilans et aux promesses. Pour le candidat sortant, le principal enjeu reste ainsi le respect à la lettre de la loi de programmation militaire en cours. Une LPM ambitieuse mais conçue dans un contexte différent et axée vers la réparation ou le renouvellement de certains segments capacitaires.  

Toujours selon Trappier, la refonte des priorités est donc une question qu’« il faudra analyser très rapidement pour savoir comment modifier cette loi de programmation militaire en fonction des besoins de nos forces armées ».  « Notre industrie se prépare évidemment à ce que pourraient décider le gouvernement et la représentation nationale en terme d’accélération », explique le président du GICAN.

L’industrie de défense est néanmoins soumise à des contraintes incompressibles de temps. L’enjeu reste dès lors « de s’y prendre le plus tôt possible » pour pouvoir anticiper les capacités industrielles. « Il se trouve que l’industrie navale était déjà en train d’accélérer, à l’exemple des frégates [de défense intermédiaire] », rappelle le président du GIFAS, tout restant prudent quant à l’éventualité d’une accélération subite. « Nous sommes des industries de temps long, il ne faut pas imaginer que l’on puisse tout à coup aller vers un, deux, trois ou quatre bateaux par an du jour au lendemain ». 

Dans le terrestre, la question de la masse

Pour le patron du secteur terrestre, la guerre en Ukraine sous-tend la question de la masse. « Dans un combat de haute intensité, la qualité et la performance sont importantes, mais la masse l’est aussi beaucoup », indique Marc Darmon. L’exemple du conflit russo-ukrainien le rappelle de façon flagrante. Un conflit pour lequel « les pertes recensées sont assez impressionnantes », citant les chiffres recensés par des spécialistes des sources ouvertes : « au 29 mars, plus de 2000 véhicules russes perdus dont 318 chars lourds ». Côté français, le constat est valable, selon lui, non seulement pour le nombre de chars, mais aussi et surtout pour la défense sol-air basse couche, très réduite, et la flotte logistique, vieillissante. 

« À court terme, des adaptations réactives sont possibles, par exemple dans le cadre du programme Scorpion. (…) Et puis des briques peuvent être ajoutées pour faire face à de nouvelles menaces, par exemple pour les drones ou augmenter les capacités de protection et d’agression de nos véhicules ». L’immédiateté d’un conflit ne doit, enfin, pas faire oublier les ruptures industrielles et technologiques à venir comme « le quantique, les armes à effet dirigé, l’enjeu de la gestion de l’énergie sur le champ de bataille ». 

Ce qui prévaut en terme de rythme de production pour le naval et l’aérien n’est que partiellement vrai pour le terrestre. Ce qui caractérise la filière terrestre, c’est justement qu’elle engrange en majorité des contrats de taille moyenne et produit beaucoup de petits équipements. Deux facteurs permettante une hausse « assez importante » de la production. « En terme de montée en cadence, nous ne voyons pas de souci s’il en était besoin », relève Marc Darmon. À condition que les approvisionnements suivent, ce qui semble loin d’être gagné.