La France entre surprises et lacunes sur le « combattant numérique »

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Dans les rangs ukrainiens, smartphones, applications et résilience des réseaux sont devenus autant d’armes contribuant à maintenir en échec l’envahisseur russe. Une force sur laquelle la France accuse un retard certain, constataient plusieurs hauts gradés français au cours d’une table ronde sur les enseignements de l’Ukraine organisée jeudi dernier par le GICAT.

Des soldats numériques

« Les Russes ont rapidement perdu leur liberté d’action dès le début du conflit », relevait l’un des intervenants militaires. La concentration des efforts ukrainiens, par les feux et les unités de manœuvre, y aura largement participé. Des moyens dont les capacités ont été démultipliées grâce à « l’ingéniosité et l’agilité intellectuelle dont font preuves les Ukrainiens pour adapter en temps quasi réel un certain nombre de produits numériques civils aux usages militaires ».

Ces produits numériques, ce sont des smartphones, des antennes relais et des applications comme Diia, portail administratif gouvernemental lancé en 2020 et rapidement adapté pour faire remonter les dégâts causés par l’armée russe. D’autres ont été créées de toute pièce et en un temps record pour répondre à un besoin précis. C’est le cas de GIS Art for Artillery (ou GIS Arta), conçue pour partager les données de pointage à l’artillerie via n’importe quel portable.

Autre innovation par le bas, ePPO est devenue en octobre 2022 une sorte de « Shazam » militaire. Un outil « super intéressant » développé en quelques jours et qui permet à n’importe quel citoyen ukrainien, via une autorisation Diia, d’identifier et de marquer une cible aérienne grâce au GPS du portable. Un seul clic suffit pou transmettre automatiquement le positionnement de la menace aux unités de défense aérienne. Elle a été téléchargée plus de 100 000 fois depuis son apparition sur Google Play.

Le principe a déjà été exploité lors de conflits précédents. Le coup de génie ukrainien, c’est d’avoir changé d’échelle en misant sur le très haut degré de numérisation de sa population et en mobilisant son écosystème de développeurs. Chaque soldat, chaque citoyen est maintenant un « combattant numérique ». Muni de son smartphone, chacun devient un maillon dans une boucle de décision accélérée, réduite, fluidifiée et un acteur dans l’atteinte d’un objectif central, celui de « taper en premier ».  

« Tout cela, les Ukrainiens l’ont parfaitement exploité », relève un militaire français. Et, surtout, ils ont rapidement constaté le retard russe dans ce segment avec « des communications militaires très classiques qui n’ont pas fonctionné ». Faute de mieux, les soldats russes se sont rabattus de manière anarchique sur des outils non sécurisés, rendant leur ciblage extrêmement facile.

Une guerre en retard

Cette «  guerre d’adaptation permanente », c’est aussi une surprise pour les états-majors. S’agissant du numérique, « nous nous sommes fourvoyés », admet en effet un militaire. « C’est peut-être l’un des rares domaines dans lesquels nous pensions qu’il y avait les développements civils d’un côté et les développements militaires de l’autre, et que les deux mondes n’allaient pas forcément cohabiter », poursuit-il.

Alors que l’Ukraine a battu en brèche cette dualité civile-militaire et démontré l’existence d’une réelle porosité entre deux mondes imbriqués, « nous ne nous sommes pas préoccupés du numérique civil », déclarait l’un des militaires autour de la table. Or, cette guerre est menée aussi selon un tempo imprimé par le numérique civil. Ce terreau était déjà visible au Sahel, face à des adversaires n’ayant que très peu accès aux technologies de niveau militaire et recourant aux technologies civiles pour communiquer et mener des attaques informationnelles.

Un premier socle existe déjà dans l’armée de Terre. Ce sont les radios CONTACT et le système d’information du combat SCORPION (SICS). SCORPION « est une vraie rupture. Nous avons pensé avant beaucoup d’autres à l’importance de l’infovalorisation ». Cette « intuition géniale », c’est « la webisation de la boucle OODA [observer, orienter, décider et agir] et de tous ses capteurs et effecteurs ». Seul hic : le système est pour l’instant centré sur les armes de mêlée et son nombre de terminaux limité. Il devient urgent de l’étendre à l’artillerie, aux hélicoptères, aux drones, à la défense sol-air. « Et derrière, avoir de la connectivité, de l’intelligence artificielle et plus de capteurs ».

SCORPION est un début de réponse, mais il convient de dépasser le seul champ militaire. « Si on ne passe que par des satellites militaires et autres systèmes militarisés, nous n’irons pas très loin. Nous serons très vite repérés et ne pourrons transmettre de la donnée de manière optimisée ». Hors de question de ne reposer que sur « deux satellites Syracuse dont vous savez que la bande passante va être saturée, qu’elle est insuffisante pour faire passer de la vidéo, de la donnée. C’est cela la réalité. Il faut donc disposer très vite de boucles LTE, de boucles 5G. Il faut que sur nos terminaux, qu’ils soient durcis ou non, nous puissions changer une application en deux jours ».

Côté français, « je pense qu’on y est pas », pointe un militaire. Il y a urgence à engager une réflexion sur cette hybridité numérique, « avec une exigence forte pour nos industriels, qui est de nous offrir les moyens qui permettront cette hybridité ». La filière défense, par ailleurs, « a encore un petit peu de chemin à faire pour être agile », estiment les militaires. Ceux-ci pointe une difficulté typiquement française : une séparation privé-public par laquelle on tend à attendre l’initiative venant d’en haut quand l’Ukraine a démontré l’importance de l’innovation par le bas. Pour atteindre la porosité voulue, deux mondes conceptuellement hermétiques vont devoir « casser des barrières procédurales et intellectuelles » pour gagner en rapidité.

Au-delà, l’urgence n’est pas tant de se ruer pour développer des applications a priori obsolètes dans six mois, mais a minima de sensibiliser, de rapprocher les deux mondes autour d’un enjeu commun, de travailler sur des passerelles techniques, de réfléchir aux terminaux et aux bascules d’un réseau à l’autre, et d’expérimenter le tout.

Cette centralité des populations trouve d’ailleurs tout son sens dans le lien armée-nation et l’idée de résilience nationale, deux points majeurs de la Revue nationale stratégique de 2022 et de la future loi de programmation militaire. La France dispose de quelques leviers humains à activer, dont celui de la réserve citoyenne. Récupérer le principe bien connu du hackathon pour générer un « applicathon » aurait pour intérêt d’attirer les profils, de tester la robustesse de la filière, de rapprocher les acteurs. Des cadres dans lesquels l’uniforme passerait après l’expertise technique, les rudiments du combat après la capacité à créer, modifier, sécuriser dans l’urgence des applications et autres « armes numériques » au profit de tous.