Le calme n’est que d’apparence ce matin-là chez Thales Belgium, cette filiale du groupe français spécialisée dans la production de roquettes de 70 mm. En coulisse, ses équipes ne ménagent pas leurs efforts pour renforcer l’outil industriel et développer de nouvelles solutions, ce double défi à relever pour continuer à soutenir l’Ukraine et répondre à une demande globale toujours plus pressante.
L’aide à l’Ukraine, ce sont quelque 30 000 roquettes non guidées et, bientôt, 3000 roquettes guidées livrées par celui qui reste l’unique fabricant européen de cette munition de 70 mm. Ces stocks financés par l’Allemagne ont jusqu’à présent permis de réarmer des hélicoptères Mi-8 décidément loin d’être cloués au sol par la défense sol-air russe. Une dizaine d’appareils ont été rétrofités pour emporter des paniers de 19 tubes d’origine américaine armés de roquettes fournies par Thales. De quoi muscler l’appui aérien tout en se passant des roquettes de 80 mm d’origine soviétique.
Derrière l’Allemage, d’autres « sponsors » européens de premier plan envisagent d’appuyer l’Ukraine au travers de l’entreprise liégeoise, dont la Belgique. Ils ne seront pas de trop, car le besoin mensuel évalué par l’Ukraine absorberait à lui seul la quasi totalité de la production annuelle atteinte aujourd’hui par Thales Belgium. Soit 3000 roquettes guidées et 30 000 non guidées. L’exemple ukrainien n’est que la partie émergée de la dynamique en cours. Un peu partout, la demande explose pour une roquette à mi-chemin entre le canon peu cher mais à la portée moindre et le missile onéreux et parfois « surdimensionné ».
Clients historiques ou nouveaux prospects, « tous les pays européens montrent de l’intérêt », résume le PDG de Thales Belgium, Alain Quevrin. L’Espagne et l’Italie, par exemple, ont d’ores et déjà retenu le nouveau lanceur FZ606 pour armer leurs futurs hélicoptères d’attaque Tigre rénové et AW249. Et la tendance ne fait qu’accélérer au gré des efforts de réarmement européen et de la multiplication des incidents imputés au voisin russe. L’intégration du lanceur FZ606 sur l’hélicoptère multirôle H145M est à l’étude, une machine d’Airbus Helicopters dont le portfolio de clients s’agrandit d’année en année. Un investissement qui pourrait être consenti à plusieurs, l’Allemagne, l’Espagne ou encore la Belgique en tête. Paradoxalement, Thales Belgium n’a actuellement aucun client européen « de première ligne » à l’exception notable de la Pologne. Que ce soit au nord ou à l’est de l’Europe, la plupart sont en effet dépourvus de plateformes adaptées. Du moins pour l’instant, car les travaux menés par Thales tendent à ouvrir le cadre d’emploi.

« C’est un momentum pour avancer dans tout ce que nous développons depuis quelques mois », pointe Alain Quevrin. Les idées ne manquent pas. Historiquement centré sur l’hélicoptère et la frappe air-sol, le domaine s’ouvre progressivement à d’autres plateformes et aux usages sol-sol, sol-air, voire air-air. Le conflit russo-ukrainien aura ainsi vu resurgir des scénarios d’intégration sur avion de chasse jusqu’alors anecdotiques. Mais les deux évolutions majeures relèvent des drones et des plateformes terrestres robotisées ou non. Plusieurs solutions se sont déjà matérialisées au profit de l’Ukraine en misant sur des pickups Hilux et Landcruiser de Toyota et sur des véhicules tout-terrain produits par l’américain Polaris. Derrière, les réflexions progressent quant à l’armement de drones et de robots terrestres. Autant d’application « légères » pour lesquelles Thales a conçu un lanceur dédié : un système simple et modulaire rassemblant de un à cinq tubes selon le choix du client et la capacité d’emport de la plateforme ou du tourelleau téléopéré.
Désormais centrale, la lutte anti-drones est le dernier segment en date dans lequel s’est installé Thales. Le pari est en passe d’être gagné. « La demande augmente », constate en effet un chef d’entreprise qui, à l’heure où nous échangeons, croule sous les sollicitations après la série d’incidents ayant impliqué des drones au Danemark, en Pologne et… en Belgique. Ces survols de l’espace aérien européen n’auront fait qu’accélérer l’intérêt pour la nouvelle tête de roquette FZ123. Dévoilée l’an dernier au salon Eurosatory, l’idée a depuis fait mouche et pas seulement en Ukraine. Dernier exemple en date : ce partenariat signé cette semaine avec l’américain MSI Defense Solutions pour une intégration sur des plateformes mobiles axées sur la lutte anti-drones.

La roquette FZ123 se focalisait à l’origine sur les drones de classes II et III, à l’exemple du Shahed auquel fait face quotidiennement l’Ukraine. Depuis, Thales est non seulement parvenu à revoir la copie pour étendre son emploi aux mini- et micro-drones de classe I mais a entamé les travaux sur une nouvelle roquette anti-drones guidée. Attendue pour 2026, cette dernière reposera sur une roquette FZ275 LGR à laquelle l’industriel belge ajoutera une fusée de proximité chargée de déclencher la charge à fragmentation à moins de 1 m de la menace. Celle-ci relèvera essentiellement de drones du haut du spectre, le guidage par laser nécessitant une illumination fine et continue de la cible.
Mises bout à bout, ces marques d’intérêt et l’ouvertures à d’autres domaines d’emploi pourraient générer de la charge pour une décennie, estime-t-on dans les rangs industriels. Les besoins sont réels, il s’agit d’être en mesure d’y répondre en poursuivant la refonte de l’outil industriel. « La capacité [de production] est aussi une question clé », rappelle Alain Quevrin. Voilà un moment que Thales oeuvre à muscler ledit outil, une démarche soutenue par l’initiative européenne « Act in Support of Ammunition Production » (ASAP). Baptisé « Guided mUnition Extended Production And Readiness Distribution » (GUEPARD), le projet de Thales bénéficie d’une enveloppe de 9,6 M€ pour accélérer sur la roquette FZ275 LGR. Avec de premiers résultats tangibles à la clef : de 700 roquettes l’an dernier, la capacité de production est en passe de quintupler pour atteindre les 3500 unités en 2025. L’essentiel part en Ukraine, le reste étant capté par quelques utilisateurs historiques désireux de recompléter, voire d’étendre leurs stocks. La capacité devrait pratiquement tripler pour parvenir à 10 000 exemplaires l’an prochain.

Pour y parvenir, Thales a non seulement multiplié ses effectifs par cinq en cinq ans mais aussi investi dans son outil industriel. Sortie de terre en seulement sept mois et inaugurée à l’été 2024, la ligne de production dédiée à la roquette FZ275 LGR accueille, par exemple, non pas une mais trois machines de test du module de guidage. Un investissement nécessaire pour conduire de front cette opération d’une trentaine de minutes et éviter un énième goulet d’étranglement. Idem pour les outils de calibration de la tête laser, bientôt démultipliés à leur tour. Quant à la gamme de roquettes non guidées, le volume actuel de 30 000 unités à l’année peut théoriquement être doublé en ajoutant une pause.
Les murs du site de Herstal ne pouvant être poussés à l’infini, Thales Belgium ne s’interdit pas de s’étendre à d’autres horizons, proches ou moins proches. « Nous avons des idées bien sûr », confirme son patron sans en dire davantage. L’évolution est en tout cas enclenchée auprès du partenaire ukrainien. Sa filière nationale bénéficiera bientôt du transfert d’activité en cours vers un site éloigné de la ligne de front. Installé à proximité des frontières polonaise et hongroise, ce futur site réalisera l’assemblage de composants fournis par Thales. Quelque 5000 roquettes en ressortiront dans un premier temps toutes références confondues, dont la fameuse FZ123. Les premières sont attendues d’ici à 2026. Renforcer l’empreinte nationale n’est pas exclu, les différents acteurs étudiant la possibilité d’amener des composants ukrainiens dans la boucle, à l’instar de matières explosives. « Nous devons sensibiliser nos sous-traitants à l’enjeu d’une montée en cadence rapide », ajoute Alain Quevrin. La pression est en effet perceptible à plusieurs étages, à commencer par les fournisseurs de poudre propulsive et de moteurs. Robustifier de la chaîne de valeur est donc « l’un des challenges sur la table ».
Si renforcer l’outil industriel est un enjeu, le protéger en devient un autre. Tout industriel majeur impliqué dans le soutien militaire à l’Ukraine devait forcément finir par attirer l’attention d’éventuels compétiteurs étatiques. Thales est dorénavant de ceux-là. « Nous observons, je dirais, de nouveaux types d’évènements », souligne un PDG pour qui il est maintenant primordial d’ « être attentifs à protéger nos propres installations ». L’entreprise a ainsi décidé d’installer des systèmes de détection sur tous ses sites, toute autre action restant néanmoins dans les mains des autorités. Se pose dès lors une autre question plus inattendue : celle de la concentration ou de la dispersion de moyens industriels sur lesquels comptent, visiblement, de plus en plus d’armées européennes.