Les marchés publics européens de défense épinglés par des parlementaires français

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Trop cloisonné, trop atomisé, le marché européen de la défense ne parvient pas à se consolider malgré une directive 2009/81/CE adoptée dans ce but. En cause, des États membres qui, dans leurs marchés publics, privilégient les intérêts nationaux plutôt que la construction d’une filière européenne ouverte et forte, relevait ce mercredi la députée LREM Muriel Roques-Etienne, auteure avec Philippe Benassaya (LR) d’une mission flash consacrée aux marchés publics européens. 

Une directive contournée par les États

Lorsqu’elle est adoptée en juillet 2009, la directive européenne 2009/81/CE annonçait l’ouverture du marché intérieur des produits liés à la défense. L’outil, présenté comme souple d’utilisation, fournit alors un cadre législatif adapté, bâti pour mieux coordonner les procédures, faciliter les marchés transfrontaliers, et, in fine, participer à la construction d’une industrie européenne « plus forte et plus compétitive ». Entrée en vigueur en août 2009, cette directive n’a été transposée dans l’ensemble des législations nationales qu’au cours du premier semestre 2013.

Une décennie plus tard, les écueils restent si nombreux qu’il est difficile de parler de succès, même partiel. Appliquée de manière incomplète, voire sélective, par des pays qui ne jouent pas le jeu, la directive est très loin d’avoir eu l’impact attendu sur les pratiques d’acquisition. Les dépenses en matière d’équipements militaires ont certes bondi de 67% entre 2014 et 2019 (34,4 Md€) en Europe, mais participent peu à la consolidation européenne du fait de l’atomisation de certaines filières, particulièrement dans le secteur terrestre, et du cloisonnement des marchés nationaux. La crise sanitaire est à son tour venue déforcer les convictions en exacerbant le protectionnisme des États vis-à-vis de leur industrie, y compris en France.

Contrairement à ses équivalentes américain, russe ou chinois, l’industrie européenne n’est  pas encore en mesure de s’adosser à un vaste marché intérieur ouvert propice aux économies d’échelle, à la compétitivité et aux investissements dans la R&D. En coulisse, les entreprises américaines continuent de rafler des contrats majeurs, pour une valeur totale estimés à 70 Md€ entre 2016 et 2020. Si le nombre de marchés de défense faisant l’objet d’une publicité est en forte augmentation depuis 10 ans, ils ne représentent qu’environ 12% du montant global. L’explication est simple pour la députée : les marchés de défense les plus importants, sont très souvent passés de gré à gré, « les États s’appuyant sur les exclusions par la directive 2009/81/CE et par l’exemption générale de l’article 346 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne [TFUE] pour les faire échapper à toute concurrence ».

Pourquoi ? Par volonté de soutenir la BITD nationale par la commande publique. Pour consolider un positionnement atlantiste par des achats réalisés en direct auprès du gouvernement américain. Ou encore par la complexité des marchés publics de défense, « la plupart des États membres ne disposant pas de l’expertise nécessaire pour évaluer les équipements de défense proposés et s’assurer de la solidité de la procédure de mise en concurrence », souligne les rapporteurs.

Les États européens présentent par ailleurs de fortes disparités s’agissant de l’ouverture de la concurrence aux marchés publics. Et la députée LREM de citer l’exemple de l’Allemagne, où seul 1,8% en montants des marchés publics de défense fait apparemment l’objet d’une mise en concurrence. Une situation facilitée par l’existence de plusieurs concurrents de premier rang au sein des filières terrestre et navale, contrairement au cas de la France. À l’inverse, la Roumanie « affiche une large ouverture puisque 41% en montant de ses marchés publics de défense ont fait l’objet d’une mise en concurrence européenne ». Toutefois, le chiffre est trompeur, indique Muriel Roques-Etienne. « Nombre d’appels d’offres n’ont pas abouti ou ont été transformés in fine en marchés de gré à gré avec des entreprises américaines ou des contrats FMS ».

De même, les dispositions de la directive relative à la concurrence en matière de sous-traitance n’ont pas été mis en œuvre par les pays. Ceux-ci ne effectivement pas incités à utiliser cette disposition « dès lors qu’elle ne peut elle-même leur garantir la participation de PME installées sur leur territoire ». De leur côté, les entreprises détentrices du marché s’opposent à une directive qui remettrait en cause des chaînes d’approvisionnement établies de longue date avec des fournisseurs de confiance.

Certaines pratiques antérieures ont tendance à perdurer, comme les offsets. Contraires au droit européen, ces compensations exigées en échange de l’attribution d’un marché n’ont pas disparu, « loin de là ». La seule exception admise repose sur l’activation de l’article 346 du TFUE, qui l’autorise en vertu de la protection des intérêts essentiels de sécurité du pays. Dans les faits, il semble néanmoins que, bien que les marchés publics n’exigent pas formellement de compensations, « il est totalement illusoire pour une entreprise d’un État-membre d’espérer remporter un marché dans un autre sans s’associer avec un partenaire local ».

La Roumanie, encore elle, illustre bien l’importance des offsets et leur ambiguïté. Exemple à l’appui. Ainsi, Airbus est le partenaire historique de la Roumanie en matière d’hélicoptères. Le groupe européen dispose d’une usine de maintenance à Ghimbav (Transylvanie) et surtout, a construit dans la même ville une usine de production d’hélicoptères H215, inaugurée par le président François Hollande en 2016. Cet investissement de 50 M€, censé entraîner la création de 300 emplois hautement qualifiés, était néanmoins conditionné à l’acquisition par le gouvernement roumain de 16 hélicoptères H215, la commande de 30 autres appareils étant nécessaire pour que l’intégralité du transfert de technologies soit réalisé.

« Or, cinq ans plus tard, malgré le soutien d’Emmanuel Macron à Bucarest en 2017, la commande se fait toujours attendre, tandis que le gouvernement roumain n’a cessé d’envoyer des signaux contradictoires, les années de tergiversations s’ajoutant à la signature par le ministre roumain de la défense en 2017 d’une lettre d’intention visant l’achat d’hélicoptères fabriqués par l’entreprise américaine Bell », rappelle la co-rapporteure. Malgré les efforts consentis, il n’est donc pas impossible que le marché échappe finalement à Airbus. Quand, à l’opposé, la Roumanie multiplie les contrats avec l’industrie américaine sans lui réclamer la moindre compensation.

Dernier constat : les institutions européennes n’exercent qu’un contrôle « très limité » sur l’application de la directive et sur les marchés de défense en général. « Jamais la Commission européenne n’a exercé de recours au manquement contre un État-membre en la matière », pointe la députée. Le sujet semble à ce point sensible que la Commission semblerait plutôt privilégier le dialogue et la publication de lignes directrices non-contraignantes. Un certain nombre de procédures d’infraction ont bel et bien été engagées, mais leur nombre reste anecdotique : cinq en 2018, dont deux étaient toujours en cours au printemps dernier. De même, jamais la Cours de justice de l’Union européenne n’a été saisie sur ces questions, ni par les États, ni par les entreprises lésées. Il est en effet impensable pour celles-ci d’endommager ses relations en se lançant dans un recours pour un marché perdu. Cet immobilisme des institutions avait déjà été établi dans un rapport sur la mise en œuvre de la directive européenne publié en mars dernier. Le rapporteur, le député chrétien-démocrate allemand Andreas Schwab, avait alors souligné « qu’une politique rigoureuse de contrôle de l’application de la législation est indispensable », ajoutant que « la Commission doit agir de manière volontariste sans craindre d’engager des procédures d’infraction si nécessaire, par exemple en cas de recours systématique aux exclusions. »

Six pistes d’amélioration

Comme à l’accoutumée pour ce type d’exercice, les deux rapporteurs dépassent le stade du constat pour se faire force de propositions, ici au nombre de six. La première serait logiquement de limiter le recours aux exceptions de la directive 2009/81/CE et à l’article 346 du TFUE. Il existe des cas où le recours à cet article est abusif « en ce  qu’il affaiblit considérablement la BITD européenne par un achat sur étagère à l’étranger alors même qu’existent des alternatives européennes ». La marge de manœuvre est étroite mais n’est pas nulle pour les parlementaires, qui invitent la Commission européenne à se saisir du problème en allant dialoguer avec le pays concerné et, pourquoi pas, en usant du moyen de pression que constitue le financement de projets via le FEDef. « Il faut être cohérent. On ne peut d’un côté acheter américain, et de l’autre demander des fonds pour soutenir la BITD européenne ».

Il s’agira aussi de privilégier l’offre européenne. Si une variante locale du « Buy American Act » est d’emblée écartée par les rapporteurs « compte tenu de l’opposition de certains États membres », deux autres pistes existent. D’une part, une préférence européenne librement pratiquée, déjà prévue dans la directive et autorisant l’exclusion des opérateurs économiques des pays tiers. Une telle disposition est déjà mise en œuvre par la France dans son code de la commande publique, exemple qui pourrait être suivi par d’autres. D’autre part, une meilleure régulation des contrats de gouvernement à gouvernement, qui échappent actuellement à toute publicité et mise en concurrence. Selon la Commission européenne, de tels contrats ne devraient être attribués à une entreprise étrangère « qu’à la seule condition de l’absence d’une offre européenne équivalente, absence dûment constatée par une analyse de marché ».

Troisièmement, les rapporteurs invitent à « faire des initiatives européennes de coopération un succès ». Ce succès dépend d’au moins quatre conditions. Les deux premières impliquent la définition des besoins communs et l’obligation d’éviter une multiplication des versions synonyme de complexité et de surcoûts, condition « sans doute la plus difficile à remplir tant les besoins sont divergents en termes de capacités et de calendriers ». Ensuite, le choix des projets soutenus par le Fonds européen de la Défense (FEDef) entre secteurs et industries nationales. Toute la difficulté reviendra à respecter un double équilibre entre un trop grand saupoudrage du FEDef contraire à l’objectif de renforcement et une concentration sur une poignée de grands projets structurants menés par quelques grands pays. Quatrième condition : l’harmonisation des règles en matière d’exportation, pour l’instant nationalisées donc sources de paralysie lorsque la production d’un équipement relève de plusieurs pays. L’une des pistes suggérées serait d’étendre progressivement l’accord franco-allemand 2019, successeur de l’accord Debré-Schmidt signé au début des années 1970. La nouvelle mouture instaure une règle de minimis de 20% du contenu national pour qu’un pays participant puisse bloquer l’exportation, règle qui pourrait être appliquée plus largement.

Quatrième proposition, le renforcement des liens entre les armées. Celles-ci collaborent régulièrement aux niveaux opérationnel et matériel. Chaque opération, chaque entraînement conjoint « est en particulier l’occasion de découvrir les armements de l’autre, de les pratiquer et de les comparer ». D’après Muriel Roques-Etienne, les officiers concernés par ces coopérations pourraient être intégrés dans les processus d’acquisition de leur pays, notamment pour l’évaluation des systèmes concurrents. « Or, dans ce jeu d’influence, les États-Unis partent avec une longueur d’avance puisqu’ils ont développé de très nombreuses coopérations avec des États membres dans le cadre de l’OTAN mais également en bilatéral ». L’une des solutions reviendrait à intensifier les coopérations militaires européennes tout en poursuivant le développement de l’Initiative européenne d’intervention (IEI).

L’Europe devra également peser davantage dans l’élaboration des normes au sein de l’OTAN, lesquelles influencent considérablement les acquisitions parmi les 30 armées concernées. La définition de ces normes est donc un enjeu auquel doivent participer la France et les autres pays européens au sein des organes de normalisation. Dans le même ordre d’idée, l’Europe devrait mieux influer sur l’orientation des NATO Defense Planification Plan (NDPP), qui fixent les objectifs capacitaires de chaque Allié, objectif ensuite intégrés dans les processus de planification nationaux. Dans les pays les plus atlantistes, le NDPP « oriente très clairement la politique d’achat d’équipements militaires. Il est de l’intérêt des pays européens de veiller à ce que ce processus ne défavorise pas les entreprises européennes en définissant des capacités que seuls les équipements américains sont susceptibles de satisfaire ».

Enfin, il faut renforcer le contrôle parlementaire sur le sujet, à commencer par la France. Quand les parlements néerlandais, allemand ou roumain exercent un contrôle fort à différents stades de la procédure de marché, ce n’est pas le cas en France. Des marges de progression existent côté français, à commencer par « des auditions thématiques du ministre ou du DGA [Délégué général pour l’armement], ou encore un rapport annuel présenté dans l’hémicycle sur la préparation ou l’exécution des contrats d’armement sur le modèle du rapport sur les exportations d’armement ». L’idée permettrait aux parlementaires de mieux maîtriser les enjeux portés par la BITD européenne et d’être mieux armés pour contribuer à la construction d’une Europe de la défense « solide, solidaire et souveraine ». Un positionnement qui pourrait rapidement trouver un nouvel écho à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne, à partir du 1er janvier 2022.