Et si l'opinion publique décidait des exportations d'armement ?

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Tout dans le monde actuel semble s’accélérer, un évènement ayant lieu à des milliers de kilomètres d’un pays peut, en quelques heures, bouleverser les habitudes de celui-ci. À l’heure des nouvelles technologies, l’information circule très vite et partout, elle est reprise et discutée quasiment dans l’instant, souvent sans que soit pris le temps de l’analyse et de la réflexion (il suffit de voir par exemple la communication de Donald Trump par l’utilisation de Twitter); et en conséquence les gouvernements et l’opinion publique paraissent débattre en direct, comme dans une nouvelle version de la démocratie. On a comme l’impression que de grandes lignes politiques entretenues de longue date finissent par être balayées par des « contestations de l’instant » et dans le domaine de la défense, de telles manières de faire pourraient bien bouleverser les schémas actuels, comme mettre à mal des relations stratégiques entre deux États. Ici, il s’agira alors de réfléchir aux possibles conséquences pour les exportations d’armement, de plus en plus contestées dans nos sociétés.
 

« Aucun tank pour Erdogan ! » est l’une des campagnes organisées par les associations anti-militaristes allemandes pour mettre à mal les exportations d’armement (Source : Bewegt Politik compact !)


 
Instantanéité, médiatisation, nouveaux mouvements et réseaux sociaux, importance de l’opinion publique : ces quatre caractéristiques des sociétés contemporaines semblent nous mener vers une nouvelle relation représentants-représentés où les gouvernements seraient sans cesse bousculés par les citoyens là où ils avaient pour habitude de l’être auparavant lors d’événements bien précis qui faisaient la vie démocratique : élections, référendums, manifestations, grèves etc. Aujourd’hui, le moindre évènement ayant lieu quelque part dans le Monde peut mener à un réajustement de la politique gouvernementale d’un État, directement ou indirectement concerné par celui-ci, afin de ne pas froisser quelques « représentés ».
 
Avant de nous perdre, venons-en au vif du sujet, toujours le même sur le FOB : le monde militaire. Dans notre domaine de réflexion, ce qui interpelle ce sont les « courbettes » de certains gouvernements devant les contestations de l’opinion publique quand il s’agit pourtant de questions plus ou moins stratégiques. Si en France, l’action des associations anti-militaristes n’a pas une prise suffisante sur l’opinion publique ou sur les (grands) partis politiques pour bousculer l’action des représentants, certains pays amis sont le théâtre de débats aux répercussions politiques certaines. Le voisin d’outre-Rhin est en pleine remise en question sur l’éthique des ventes d’armes, les associations concernées poussent depuis toujours pour ralentir au maximum les exportations allemandes d’armement, et leurs positions ont été portées à la plus haute sphère de décision, puisque le parti social démocrate (SPD) qui est l’un des deux leaders de la nouvelle coalition s’est engagé à faire cesser toute exportation d’armes vers la Turquie ou vers les nations actives sur le théâtre yéménite. Ces mêmes associations, aidées par leurs homologues italiennes et yéménites veulent assigner Rheinmetall (et l’État italien) en justice pour avoir participé à la mort de civils yéménites en vendant des systèmes offensifs à l’Arabie Saoudite par le biais de sa filiale italienne RWM. Ce mardi, alors que l’assemblée générale de Rheinmetall (qui ne fait pas que dans la défense) se réunissait, des activistes ont bloqué pendant plusieurs heures l’accès à l’arsenal de Rheinmetall en Basse-Lusace pour dénoncer le déploiement de chars Leopard par l’armée turque contre les groupes armés kurdes. La veille, 250 manifestants défilaient dans Berlin sous la devise « Rheinmetall raus! » (dehors en français).
 
Finalement, ce qui « choque » le plus, ce ne sont pas ces mouvements anti-militaristes, qui sont d’ailleurs dans leur bon droit que de juger sévèrement les potentielles responsabilités dans la mort de civils dans les zones de guerre, et qui sont tout sauf nouveaux (mouvements contre la guerre du Vietnam, contre la guerre d’Algérie etc), c’est plutôt la vitesse à laquelle ces actions contestataires bouleversent les gouvernements au pouvoir : il suffit d’un évènement (repris par les médias et débattu dans la sphère publique) et la politique d’exportation accoutumée d’un État (et donc des industriels) ou d’un industriel peut changer du jour au lendemain. Dès lors, des relations stratégiques de long terme peuvent être rompues, des contrats, des projets de coopération industrielle, ou des livraisons peuvent être annulés. Tous ceux qui suivent de près ou de loin l’actualité défense penseront ici au cas de la livraison de navires Mistral par la France à la Russie, qui avait été annulée en urgence suite à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Effectivement, il est compliqué de s’en prendre à la décision d’un État qui s’oppose aux actes hostiles pouvant déstabiliser une région – dans le cas présent l’Europe – voire causer la mort de civils. Mais comme dit précédemment, ce serait plutôt la multiplication de ces manières de faire, qui deviendraient alors quasi-automatiques, qui pose sérieusement question pour l’avenir du marché de l’armement.
 
Dans le cas de la Turquie, les industriels allemands devront renoncer à un client de longue date qui souhaite encore aujourd’hui faire appel au savoir-faire d’outre-Rhin pour moderniser sa flotte de chars d’assaut, voire pour l’accompagner dans le développement domestique du futur char d’assaut dit Altay. Dans le cas de la guerre au Yémen, ils devront mettre un terme à leurs relations commerciales avec de bons clients, tel que l’Arabie Saoudite ou les Émirats Arabes Unis. Si l’on prend ici l’exemple allemand qui est le plus significatif – et qui est explicable par le difficile traitement des questions militaires internationales depuis la fin de la seconde guerre mondiale – il faut souligner que la guerre au Yémen comme d’autres crises internationales sont à l’origine d’un mouvement de contestations au sein de nombreux pays exportateurs que l’on pourrait dire « occidentaux ». Au Royaume-Uni, de nombreux parlementaires d’opposition, tel que Jeremy Corbyn le chef du Parti travailliste, interpellent depuis des mois la Premier ministre Theresa May pour faire cesser la livraison d’armes britanniques à Riyadh qui « tue des enfants ». L’Italie, comme nous l’avons dit, est directement concernée par le scandale de Rheinmetall RWM. Le Canada avait suspendu les permis d’exportation de blindés à l’Arabie Saoudite et lancé une enquête après que le Globe and Mail eut rapporté, en juin dernier, que l’Arabie saoudite aurait utilisé des véhicules construits par Terradyne Armored Vehicles « pour réprimer la minorité chiite de l’est du pays ». Plus récemment, c’est Israël qui était sous le feu des critiques. Plusieurs associations du pays exigeaient du gouvernement qu’il fasse cesser les exportations d’armement vers la Birmanie, accusée de s’en prendre à la population Rohingyas. Ce mois-ci, ce sont les élus du Congrès américain qui ont présenté un projet de loi pouvant déboucher sur la suspension des ventes d’armes à la Turquie, pourtant alliée au sein de l’OTAN.
 
Si il semble que l’Allemagne soit partie pour durcir sérieusement sa politique d’exportation d’armement – ce qui risque d’être un obstacle à l’Europe de la Défense, tant (sans même parler des associations anti-militaristes) le SPD pousse pour n’exporter qu’aux clients les plus « stables », le Canada lui, rebrousse chemin. Selon les propos rapportés par la presse canadienne, « comme il a été impossible de déterminer que des violations de droits de la personne ont été commises contre la minorité chiite et que l’opération semble être terminée, les permis d’exportation des véhicules qui avaient été suspendus ont été réinstaurés. »
 
Si les conservateurs et les industriels de l’armement ne s’insurgent pas en Allemagne, c’est probablement qu’ils ont d’autres débouchés. Selon Frank Haun, PDG de Krauss-Maffei, les industriels allemands de défense n’auraient pas besoin de vendre aux pays condamnés par les associations humanitaires ou le SPD si tous les États-membres de l’Union Européenne se fournissaient en armement uniquement auprès des industriels européens. Puisque ce n’est pas le cas, Frank Haun et ses homologues devront redoubler d’efforts pour poursuivre un commerce des armes « éthique ». Ce n’est pas pour aider les anti-militaristes ou les députés du SPD, mais si leur objectif est d’établir une politique d’exportation stricte qui exclurait de fait les pays non-pleinement démocratiques, rappelons ici qu’en 2017 le premier client des industriels allemands se trouvait être l’Algérie et qu’ils cherchent aujourd’hui à prendre pied sur le marché égyptien ! Bref, cette vision « éthique » du marché de l’armement n’a pas de fin.
 
Ce qu’il faut comprendre de cette tentative d’argumentation, ce n’est en aucun cas la défense de la « vente à tout prix » et à « n’importe qui » des systèmes d’armement produits par les industriels européens, américains ou encore israéliens. Toute vente d’armes doit être minutieusement étudiée pour qu’elle n’ait aucune conséquence sur la vie des populations civiles, ou sur la stabilité d’une région donnée, et c’est tout le travail réalisé par des services telle que la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS). Pour autant, les derniers mouvements qui ont cours dans les sociétés occidentales appellent à la vigilance. Il ne faudrait pas se soumettre systématiquement aux exigences (systématiques) de quelques groupes contestataires qui ne s’arrêteront pas à une première victoire sur le marché de l’armement, mais qui, bien au contraire, continueront à trouver les raisons suffisantes pour le restreindre de plus en plus. Si tel était le cas, les moindres agissements des industriels de l’armement seraient soumis à la plainte de ceux qui veulent les voir disparaitre. Si tel était le cas, l’État ne serait plus le garant de la politique d’exportation, et donc des relations politiques et économiques (stratégiques) avec ses homologues cherchant à équiper leurs forces armées pour garantir leur sécurité et leur souveraineté, il serait dès lors remplacé dans cette fonction par « l’opinion publique ».