Une divergence croissante dans les politiques européennes de contrôle des exportations d'armement

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Cette semaine, la chercheuse Lucie Béraud-Sudreau, spécialisée en économie de la défense et acquisition d’armement, a rédigé un article très pertinent pour le site de l’International Institute for Stategic Studies. Dans celui-ci, elle s’attaque à une problématique très peu abordée, et qui devrait pourtant avoir ses conséquences sur l’avenir de l’Europe de la Défense et des industries qui s’y engagent : face aux guerres au Moyen-Orient, les pays de l’Union Européenne ne réagissent pas tous de la même manière, et de ce fait établissent des politiques divergentes en matière de contrôle des exportations d’armement.
 

Source : Military Balance / IISS


 
Plus l’Union Européenne avance et plus elle se dirige vers une coopération militaire accrue. Même si nous sommes encore loin d’une armée européenne, les européistes et quelques euro-sceptiques réalistes peuvent s’accorder sur un point : dans un contexte de contraction des budgets de défense (même si aujourd’hui il est vrai que la tendance s’inverse, attendons que les choses soient faites sur le long terme pour s’en assurer) et d’une concurrence exacerbée sur le marché de l’armement (que soit celle des géants américains ou des nouveaux entrants avec leur avantage compétitif certain), il est logique de proposer une mutualisation des efforts en matière de défense. Dans le cadre de l’Union Européenne, les États membres sont de plus en plus incités à développer des programmes communs pour faire baisser les coûts, également, aux firmes européennes traditionnelles comme Airbus ou MBDA s’ajoutent des projets de fusion entre des industriels provenant d’au moins deux États membres différents.
 
Par exemple, le Royaume-Uni post-Brexit et la France ont annoncé vouloir s’entendre sur l’idée d’un futur aéronef de combat commun. Aussi, la France souhaiterait développer en coopération avec l’Allemagne, un programme d’artillerie du future et un programme de char de combat du futur. C’est en tout cas ce que défendent Nexter, leader français de l’armement terrestre (char Leclerc, VBCI, programme Scorpion, système d’artillerie CAESAR etc) et son homologue allemand Krauss-Maffei (char Leopard, véhicule Boxer etc), rapprochés au sein de KNDS. Nous pouvons également parler des fonds mis en place par l’UE pour inciter les industriels de différents pays à innover ensemble et à proposer des programmes d’armement communs ou encore des projets lancés par la PESCO cette année. Quelque soit le système d’arme qui sortirait d’usine, l’exportation de celui-ci nécessitera une politique étatique commune, au moins pour les États membres engagés, et peut-être à terme pour l’UE dans son ensemble.
 
Seulement voilà, comme l’explique bien Béraud-Sudreau, dans le même temps que l’Europe de la Défense voit le jour, la guerre au Yémen nous dévoile des divergences certaines en matière de politique d’exportation. Béraud-Sudreau prend comme premier cas celui des négociations entre le gouvernement britannique et l’Arabie Saoudite pour la vente de 48 Eurofighter Typhoon « à un moment où le débat sur les ventes d’armes aux États de la coalition impliqués dans la guerre au Yémen s’intensifie dans toute l’Europe. Comme l’ont noté la World Peace Foundation et d’autres, un nombre croissant d’États européens débattent de la pertinence des ventes d’armes aux États participant à l’opération «Restoring Hope» dirigée par l’Arabie saoudite. » Second cas, celui des armements déjà déployés sur le théâtre yéménite qui ont été vendus par divers États membres : « les chars de combat Leclerc des Emirats arabes unis et les chars blindés AMV construits en Pologne et vendus par Patria en 2016, ainsi que les avions Typhoon fabriqués conjointement par quatre nations européennes », les « F-16 vendus par les Pays-Bas en 2013″ ou encore « la bombe guidée de précision britannique Paveway-IV » et autres munitions ou missiles.
 
 
Si dans ce second cas, les livraisons ont été effectuées avant le déclenchement du conflit, ce sont elles qui posent problème pour les livraisons actuelles et futures : « bien que ces exemples concernent les armes fournies avant le déclenchement du conflit, le débat d’aujourd’hui porte sur les exportations et licences en cours depuis avril 2015. Si l’on considère les principales puissances régionales impliquées dans la guerre, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les EAU, les exportations d’armes révèlent que les principaux fournisseurs européens de ces pays sont la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Suède et le Royaume-Uni. » Effectivement, l’utilisation d’armes européennes sur un champ de bataille où les victimes civiles s’empilent a motivé certains gouvernements de l’UE à suspendre leurs exportations d’armement vers les pays engagés, les opposant alors à ceux qui persisteraient. Les Pays-Bas ont interdit la vente d’armes à l’Arabie Saoudite, le président finlandais promet de ne plus vendre aux EAU et la nouvelle coalition allemande s’est engagée à interrompre l’exportation d’armement vers les pays de la coalition, et la Norvège, « bien qu’elle ne fasse pas partie de l’UE, s’est alignée sur la position commune de l’UE sur les exportations d’armes », ainsi elle a suspendu les livraisons et les licences vers les EAU. La Suède, elle, connait une situation compliquée. Le 15 avril prochain elle devrait avoir établi de nouvelles directives de contrôle d’exportation plus strictes (statut démocratique de l’État client, droits des personnes etc), cependant elle « entretient de solides relations commerciales avec les Emirats arabes unis, à qui elle exporte les avions aéroportés et d’alerte avancée Saab Erieye« .
 
À l’inverse, « en dépit de l’émergence d’un débat national sur la question, d’autres grands fournisseurs d’armes européens prennent une position opposée ». Comment la France pourrait-elle se passer du marché saoudien ou du marché émirati? Ou le Royaume-Uni du marché saoudien ? « De même, en Italie, où les bombes Mk82, Mk83 et Mk84 fabriquées en Sardaigne ont été utilisés par l’Arabie saoudite au Yémen, en septembre 2017, le parlement a refusé d’appliquer un embargo. » nous apprend la chercheuse française. De telles divergences – et il n’est même pas question ici des interventions militaires turques contre les forces du YPG kurde – pourraient évidemment mettre à mal les efforts engagés depuis une dizaine d’années pour harmoniser les politiques d’armement, et de leur exportation, des États membres de l’UE.
 
Pour Béraud-Sudreau, le couple franco-allemand est le premier concerné. Si les postures de chacun s’opposent (l’Allemagne « appelle à une plus grande harmonisation des lignes directrices de l’UE en matière de contrôle des exportations », tandis que « la France souligne son attachement aux contrôles nationaux ») les initiatives actuelles en matière de défense européenne devraient pousser en faveur d’une harmonisation de leur politique de contrôle des exportations. L’on imagine qu’il sera aisé de trouver des critères communs pour autoriser la vente d’un système d’arme à un pays étranger (régime démocratique, zone stable, pays non engagé dans un conflit etc) mais il s’agira d’être extrêmement malin pour ne pas exclure de fait des clients très importants d’un ou des deux pays.
 
Surtout, voyons plus loin, le retrait d’un marché lucratif par l’un des deux pays, acteurs économiques, pouvant profiter directement à l’autre, sont-ce vraiment deux programmes communs qui feront cesser leur guerre commerciale ? Oublions l’industrie de défense terrestre le temps d’une phrase, quel intérêt auraient les Français de Naval Group à se retirer du même marché que les allemands TKMS et Lürssen ou l’anglais BAE Systems ?