La numérisation fait-elle d’ailleurs l’unanimité dans l’armée de Terre ?
Clairement non. Mais on a trop rapidement tendance à expliquer ses échecs par la résistance au changement culturel des militaires. À mon sens, les difficultés des projets liés à la numérisation des forces proviennent d’une opposition plus profonde, et qui n’est plus tenable, au sein de l’armée entre une conception scientifique et technophile du combat et une approche traditionnelle qui peut se résumer schématiquement dans l’art de la guerre. Mes travaux montrent notamment qu’il est temps d’inventer une nouvelle gouvernance de la technologie dans notre institution militaire actuellement bicéphale. Je pense enfin que les écoles initiales et de spécialisation ont dans ce cadre un rôle important à jouer afin de réfléchir sur un meilleur « lissage » des compétences tout au long des différents parcours de formation.
Quel exemple pouvez-vous nous donner ?
Dans un domaine que je connais bien, celui de la formation des pilotes d’hélicoptères, le cursus met en avant des qualités aéronautiques historiquement très anciennes, comme par exemple l’orientation grâce aux cartes sans aide technique. Or, en unité, le pilote se retrouve avec plusieurs outils redondants pour naviguer : GPS, centrale à inertie, navigateur autonome, etc. Pour faire un lien concret avec le concept de sociomatérialité, il me semble qu’il serait intéressant d’identifier de nouvelles compétences afin d’améliorer l’usage de ces outils techniques plutôt que de persévérer dans une formation traditionnelle en l’agrémentant de cours ultra-techniques et décontextualisés sur les GPS. Les formations étant de plus en plus chères et donc de plus en plus courtes, il faudra de toute façon choisir entre compétences classiques et outil final… Cette question reste ouverte et je n’ai pas vraiment de réponse car cela touche aux fondamentaux des combattants et devra s’étudier collectivement, là encore sur le long terme. Mais en attendant, on bricole…
Il y a parfois du bon dans le bricolage non ?
Il y a aussi du mauvais… C’est précisément pour cela que j’ai proposé dans mon travail la mise en place d’un système de Retour d’Expérience (Retex) pour faire vivre ou mourir les « bricolages » que l’on rencontre dans le domaine spécifique de la NEB. L’outil qui a servi de support à mes travaux est le MPME (Module de Préparation de Mission des Équipages hélicoptères de l’Alat), premier dispositif 100% opérationnel de la numérisation de l’Alat (NumALAT).
En quoi votre travail se distingue-t-il des Retex déjà en place ?
Les méthodes de Retex officielles sont lourdes et ne fonctionnent pas quand il s’agit de récupérer ce qui sort du cadre formel et qui s’insère dans des pratiques routinières dont les équipages n’ont parfois même plus conscience. On ne profite donc pas toujours des bonnes idées (techniques mais aussi managériales et organisationnelles) et on ne voit pas non plus passer les mauvaises, ce qui peut être dommageable, en termes de sécurité des vols bien sûr, mais aussi pour le combat en lui-même…
Qu’avez vous proposé ?
J’ai mis en place et amendé la méthode de Retex développée par l’OTAN (NATO Lessons Learned). Des observateurs sont donc partis auprès des équipages en Opex. La particularité par rapport au dispositif otanien est que ces derniers ne provenaient pas d’une « chaine » Retex officielle mais étaient des ISPN, c’est-à-dire des experts et formateurs techniques des systèmes numériques avec très peu ou aucune expérience du combat. Sans porter de jugement, ils pouvaient observer les déviances ou les innovations dans l’utilisation qui était faite des outils de préparation de mission. L’analyse nous a permis de déterminer ce qui pouvait être bénéfique pour la mission et méritait d’être formalisé, ou au contraire, ce qui pouvait présenter des raccourcis dangereux…
Quelle a été la réaction de votre hiérarchie ?
J’ai été soutenu et encouragé durant les trois années de mes travaux de recherche. Pour être honnête, j’ai même été surpris de la liberté de ton qui m’a été donnée. Toutefois, mon travail ne consistait pas simplement à critiquer l’état des lieux, mais bien à proposer des pistes d’améliorations… Deux généraux, dont l’actuel commandant de l’Alat, étaient présents dans le jury au côté de cinq universitaires et chercheurs.