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Entre câbles et cartes mères, plongée dans le cerveau du programme SCORPION

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Ce ne sont pas les technologies les plus médiatisées de la gamme Nexter mais, sans elles, impossible pour le système d’artillerie CAESAR de frapper avec précision jusqu’à 40 km. Sans elles, impossible pour un char Leclerc de toucher une cible en mouvement. Zoom sur les solutions d’électronique embarquée conçues par le groupe français à Toulouse, véritables cerveaux et liaisons nerveuses des plateformes militaires d’aujourd’hui et de demain. 

Cerveaux et liaisons nerveuses

Difficile, à première vue, de comprendre l’importance vitale de ces grosses boites vertes remplies de câbles et de cartes électroniques. Moins « sexy » qu’un canon ou une munition de 155 mm, les solutions d’électronique embarquée conçues par Nexter à Toulouse constituent pourtant le cerveau et les terminaisons nerveuses de la majorité des véhicules et aéronefs modernes des armées françaises. Sans eux, le célèbre CAESAR, par exemple, aurait la précision du non moins mythique canon de 75. 

Ce savoir-faire unique en France, Nexter l’entretient depuis longtemps dans la banlieue toulousaine. Le groupe français y est présent depuis plus d’un demi-siècle. Et si la cartoucherie de l’ère GIAT a disparu, c’est pour mieux basculer sur l’électronique. Celle-ci apparaît à la fin des années 1990, en même temps que le char Leclerc. Les véhicules embarquent alors un embryon de digitalisation, motivant les industriels à investir dans de nouvelles compétences. Devenue « Nexter Electronics » en 2006, l’activité s’installe la même année sur son emprise actuelle et s’étendra tant dans la défense que dans le civil, notamment dans le ferroviaire, l’aéronautique et, plus anecdotiquement, dans le spatial. Le programme SCORPION, notifié en 2014, justifiera cinq ans plus tard un recentrage exclusif sur le domaine défense et la place de pôle d’excellence électronique du groupe.

« Un véhicule militaire, c’est un peu comme un avion. De manière similaire, on y trouve une électronique complexe composée d’une multitude de boîtiers qui vont assurer les différentes fonctions », explique Eric Le Floc’h, responsable du site et des ressources humaines. Chaque boîtier agit comme un mini-cerveau gérant l’électricité, les communications, l’autoprotection ou l’asservissement d’un tourelleau téléopéré. « La vétronique d’un véhicule SCORPION n’a rien à envier à l’avionique, la complexité est similaire de part le nombre de calculateurs qui discutent entre eux, la gestion de l’énergie et la quantité d’intelligence embarquée », complète Marc Buccheit, responsable du département des équipements embarqués.

Qu’un seul de ces « cerveaux » lâche et c’est toute une fonctionnalité qui disparaît, alors le tout est pensé pour pouvoir fonctionner plusieurs décennies dans des environnements particulièrement éprouvants. « Ce sont des chocs, des vibrations, des attaques électromagnétiques. Il faut également être silencieux pour ne pas être repéré », souligne Marc Buccheit. À la question de la survivabilité vient s’ajouter celle de la miniaturisation. Le volume interne est de plus en plus restreint. L’intégration d’une fonction ou d’un surplus de calcul relève donc autant de l’électronique que de l’horlogerie. Heureusement, l’évolution des technologies permet d’accompagner des besoins grandissants. « Ce qui est remarquable, c’est qui si on avait voulu faire de même avec les technologies d’il y a une vingtaine d’années, nous n’aurions pas pu les embarquer en raison de leur volume sept à huit supérieur », ajoute-t-il.

Produire un boîtier exige en moyenne 25 heures de travail suivies d’une longue et minutieuse étape de test. La manoeuvre n’a rien de simple. Hormis les contraintes de volume, cette micro-électronique de précision génère de la chaleur qu’il faut pouvoir diffuser vers l’extérieur. Le tout doit aussi démontrer sa compatibilité électromagnétique pour ne pas générer d’interférences ni en interne, ni à l’égard d’autres systèmes. Et la logique prévaut aussi vis-à-vis d’un adversaire capable de détecter et caractériser la signature électromagnétique d’un véhicule. 

Une activité portée par SCORPION

Ces boîtiers, le site peut en produire une vingtaine par mois pour chaque référence. Ses équipes en maintiennent également 700 de tous types et de toutes générations. Entre le soutien proprement dit et le bureau d’études chargé de plancher sur la levée des obsolescences, le MCO représente aujourd’hui près de 20% de l’activité. Les exemplaires les plus anciens datent des années 1970. Ce sont ceux de l’engin blindé AMX-10RC, encore en service en France, ou, beaucoup plus rarement, du char AMX-30. La majorité des pièces nécessaires sont encore disponibles grâce à la constitution de stocks stratégiques. Parfois, quelques-unes n’existent plus et requièrent alors d’être imaginatif pour trouver des solutions alternatives qui n’altéreront pas les capacités du véhicule. « Le char Leclerc, par exemple, développé dans les années 1990, contient des cartes électroniques redéfinies quatre fois », explique Jacques Cazenavette, en charge de la production.

Les lignes d’assemblage, réparties sur la moitié des 4000 m2 du site, sont plutôt clairsemées ce jour-là. Un calme tout relatif, car le lancement en production du programme SCORPION en 2019 et la complexité des plateformes qu’il annonce aura entraîné un regain d’activité sans précédent. À raison d’une douzaine de boîtiers en moyenne par Griffon, Serval ou Jaguar, ce sont quelque 30 000 unités à sortir en une quinzaine d’années. Les deux premiers supposent à eux seuls l’assemblage de plus d’une trentaine de boîtiers de gestion d’énergie tous les mois.

Et si la prochaine loi de programmation militaire pour 2024-2030 annonce une baisse de régime pour SCORPION, celle-ci sera compensée par la montée en puissance d’autres programmes. Le succès du CAESAR, par exemple, amène un surplus de charge. Un seul lot de 18 CAESAR neufs nécessaire pour compléter ceux fournis à l’Ukraine nécessite près de 150 boîtiers. Le cas ukrainien est venu se superposer aux ventes records enregistrées l’an dernier. Nexter aura vendu pas moins de 55 CAESAR de tous types à la France, la Belgique, la Lituanie et la République tchèque.

Depuis l’an dernier, Nexter s’est aussi lancé dans la rénovation du char Leclerc, programme majeur qui se traduit par l’intégration de nouveaux calculateurs de tirs, de nouvelles fonctions de gestion d’énergie permettant d’apporter plus d’équipements sur les 200 blindés prévus à horizon 2035. Rien de compliqué à première vue, mais chaque char exige en réalité plusieurs milliers d’heures de travail par an. Concilier l’ancien – le Leclerc souffle ses 30 bougies cette année – et le moderne demande d’intégrer trois fonctions dans un boîtier qui n’en comportait qu’une seule auparavant. Un travail d’orfèvre nécessaire pour conserver cette capacité de ciblage d’une cible à 50 km/h pour les 20 prochaines années. Et l’entame de la production de 382 Griffon et 60 Jaguar pour la Belgique viendra renforcer la dynamique dès l’an prochain. 

Les problématique actuelles n’empêchent pas de progresser sur le futur. SCORPION n’en est encore qu’à ses débuts et, dans son ombre, d’autres développements prennent progressivement corps. La robotisation croissante, les grands axes du programme TITAN participent aujourd’hui à anticiper les architectures vétroniques de demain. Plusieurs feuilles de route sont à l’étude sur le cyber, l’intelligence artificielle, les capteurs HUMS (Health and Usage Monitoring Systems) ou encore la distribution d’énergie. Des axes divers qui pointent tous dans la même direction : celle du successeur du char Leclerc, le futur système de combat terrestre principal (MGCS) développé avec l’Allemagne.

Entre pénuries et réduction des délais

Chaque année, 3500 boîtiers doivent sortir de Toulouse pour s’assurer de ne pas enrayer la mécanique des équipes de Roanne et de livrer le client à l’heure. La tâche se heurte à plusieurs obstacles partagés par la quasi totalité de la filière défense française. La guerre des talents, premièrement. « En 2019 nous étions 115, aujourd’hui nous sommes 150 », indique Eric Le Floc’h. Situé dans un bassin d’emploi très concurrentiel, l’entreprise a su attirer les profils en provenance d’un secteur aéronautique touché de plein fouet par la crise sanitaire pour répondre à la montée en cadence de SCORPION. Un heureux hasard qui a désormais laissé place à une reprise à marche forcée de la part des avionneurs locaux. 

L’activité est élevée et le restera au moins jusqu’en 2026, alors le double enjeu sera de continuer à engager tout en fidélisant. « Dans ce secteur de pointe, le maintien des compétence est en effet  extrêmement critique », relève Jacques Cazenavette. Des architectes aux designers spécialisés en électronique de puissance capables de dompter des flux de plusieurs centaines d’ampères, « nous avons tous les métiers nécessaires pour concevoir un équipement ». La maîtrise d’un équipement requiert au moins 12 mois de formation. Un opérateur doit pouvoir jongler entre réparation et intégration, voire entre plusieurs générations de boîtiers. « On doit gérer autant la compétence que la polyvalence », complète le responsable de la production. Pour maintenir le rythme, Nexter mise aussi sur la féminisation d’un domaine encore très masculin. L’objectif ? Parvenir à 20% d’employés féminins. « Cela augmente, mais ce n’est pas suffisant ».

À la potentielle pénurie de talents vient s’ajouter celle des composants, également connue de longue date. Sur les 6000 à 7000 références stockées simultanément dans 400 m2 d’entrepôts, près de 500 sont sous tension. « De part nos activités, nous avons subi de plein fouet cette crise mondiale », explique Eric Le Floc’h. Dès avril 2021, des mesures ont été prises pour, dans un premier temps, sécuriser les engagements immédiats et, ensuite, anticiper les éventuels risques de ruptures à moyen terme pour traverser un pic de crise attendu à l’horizon 2023-2024. 

Grâce à l’anticipation des commandes fermes et probables, « nous ne subissons pas ». Nexter s’est ainsi constitué un stock de pièces critiques constitué grâce à un investissement de plusieurs millions d’euros sur fonds propres. Isolé dans un espace dédié de la zone logistique et particulièrement protégé, ce « trésor de guerre » est redistribué en cas de besoin aux fabricants de cartes électroniques. 

Le groupe français, s’il s’approvisionne en grande majorité auprès de fournisseurs du grand Sud français, a choisi de maintenir quelques exceptions. Certains circuits imprimés sont acquis en Allemagne et en Italie, seules voies possibles pour réduire les délais à 12 à 20 semaines contre près du double en misant sur la production nationale. Et l’option étrangère restera la seule en l’attente d’une alternative souveraine. Le ministère des Armées y travaille, notamment en donnant de la visibilité aux acteurs pour leur permettre d’investir dans leur chaîne de production.

Les efforts consentis participent désormais à répondre à un nouvel enjeu dicté par le client français : produire plus et plus vite. Symbole de cette notion d’ « économie de guerre » chère au ministère des Armées, le CAESAR devra pouvoir être produit en 18 mois au lieu des 44 mois nécessaires il y a peu. « Nous sommes, depuis quelques temps, en mouvement pour répondre à l’exigence qui est de réduire le cycle de production du CAESAR », indique Eric Le Floc’h.

D’autres initiatives plus confidentielles y concourent. Un embryon de fabrication additive, entre autres. Cette technologie ne permet pas de produire, mais elle participe à conceptualiser le boîtier, gain de temps à la clef. Derrière, la production profite de l’acquisition de nouveaux bancs de tests auprès du groupe toulousain SPHEREA. Commandés fin 2021 pour quelques millions d’euros, ils sont arrivés au printemps pour remplacer des moyens en place depuis 1985 et 1995. Une fois mis en service en 2024, ils aideront à gagner de précieuses heures sur les actions de vérification, dernière étape d’un discret mais essentiel travail d’horloger.

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