CoHoMa, un bond de plusieurs années pour l’armée de Terre et la filière robotique française

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Plein succès pour la première édition du challenge CoHoMa (Collaboration Homme-Machine) organisé sur le camp de Beynes (Yvelines) par le Battle Lab Terre. Durant une semaine, une quarantaine d’entreprises et d’écoles se sont confrontées à un scénario préfigurant ce que pourrait être un « conflit robotisé » de demain, chacun contribuant à sa manière à faire progresser notablement les réflexions sur la robotisation de l’armée de Terre.

Robots vs robots

En février 2040, la Normanie décide d’envahir l’adversaire historique Azur. Aidé par la puissance voisine, Mercure, l’agresseur aligne les dernières générations de systèmes robotisés. À la tête de la 1ère section robotisée de reconnaissance et d’investigation (1ère S2RI) et soutenu par une section d’artillerie autoportée équipée d’obus rôdeurs XR20 automatiques, vous affronterez les 3221e section de reconnaissance mixte (SRM) et 3222e section de choc robotisée d’attaque (SCRA) des forces armées normaniennes. En face, une petite armada de mines rôdeuses, chasseurs de drones de type KMZ12, tourelles robotisées de canons de 122 mm, robots Uran 9 et autres chiens robots Hangzou.

Ce scénario totalement fictif, c’est celui retenu pour le challenge CoHoMa. Totalement fictif ? Aujourd’hui oui, mais la réalité commencerait à rattraper la fiction d’ici une décennie, estime-t-on du côté des armées. Alors pour accélérer le tempo, le Battle Lab Terre a parié, il y a 11 mois lors du lancement du projet Vulcain, sur « la rencontre sur le terrain entre différents types de solutions imaginées par des partenaires civils dans un environnement opérationnel normé et accompagné d’un scénario tactique », explique son commandant, le colonel Sébastien. Le tout en respectant la dominante actuelle qu’est le conflit de haute intensité et pour parvenir à une vision assez complète de « ce que l’on peut imaginer derrière cette notion de guerre robotisée ».

Pari gagné, la première édition de CoHoMa aura attiré pas moins de 38 petites et grandes entreprises, laboratoires et groupes d’étudiants venus des quatre coins de la France. L’objectif du challenge est multiple pour le Battle Lab Terre et les 10 équipes en lice. Côté armée de Terre, il s’agit de faire l’état de l’art des solutions disponibles en sortant d’un certain carcan, autrement dit de « savoir pour le militaire ce qui est accessible, déjà réalisé, atteignable ou pertinent », et d’illustrer par l’action un besoin opérationnel.

Pour les participants, ce « vis ma vie de soldat » était l’occasion rêvée de confronter leurs idées à la (dure) réalité du terrain et de récolter de précieux enseignements. « Et le meilleur moyen est d’aborder le sujet de manière pragmatique en leur faisant réaliser un scénario opérationnel avec les technologies telles qu’ils les utilisent mais avec un effet collaboratif », indique le colonel Sébastien. CoHoMa est dès lors « une séance de travail pour avancer collectivement sur le sujet » et non pas un préliminaire à une quelconque programme d’acquisition.

Vu le niveau d’ambition et le calendrier serré, les 18 militaires du Battle Lab Terre ne suffisaient pas pour conduire l’ensemble de l’opération. Les renforts sont venus des quatre coins de l’écosystème d’innovation français. De la Direction générale de l’armement (DGA) et de l’Agence de l’innovation de défense (AID), mais aussi du monde civil, mis à profit pour quelques missions ponctuelles. Pour l’observation du « champ de bataille », confiée à un opérateur privé de drones filaires, pour retransmettre la situation tactique et créer un « journal » d’événements par équipe, ou encore pour consigner à chaud et sans parti pris les retours d’expérience, mission dévolue à la jeune entreprise parisienne Mind2Shake.

L’investissement, limité à 500 000€ et en partie abondé par l’AID, se révèle au final « très abordable au vu des répercussions ». Il aura notamment permis de soutenir chaque équipe à hauteur de 35 000€, un montant dérisoire pour un grand maître d’oeuvre mais capital pour assurer la participation d’étudiants et de petites entreprises.

Un outil de suivi de mission, l’un des apports « extérieurs » auxquels à fait appel le Battle Lab Terre pour CoHoMa

Autant d’approches que d’équipes

Le Battle Lab Terre insiste : les équipes avaient toute latitude pour créer leur solution. Les seules réelles contraintes étaient de mettre en œuvre au moins un drone aérien et deux robots terrestres, ou « satellite aérien » et « satellite terrestre », au départ d’un véhicule maître. Depuis leur PC roulant, les télépilotes ont un maximum de trois heures pour reconnaître le terrain et neutraliser les ennemis rencontrés. À eux de gérer leur tempo, d’adapter leur dispositif, de faire les bons choix selon le terrain, les conditions climatiques, les adversaires et populations civiles rencontrés.

Soutenus par leur armada robotisée, ils devront progresser sur environ 1 km tout en tenant compte des pièges dispersés un peu partout, représentés par de grosses boîtes rouges. Chaque boite a ses propres caractéristiques (arme, rayon d’action, etc.) et affiche plusieurs codes QR que les satellites sont forcés de « flasher » pour récolter de l’information. Facile ? Pas si sûr. Certains codes sont cachés derrière un panneau amovible qu’un robot devra pousser. D’autres sont affichés sur le sommet de la boîte ou nécessitent de faire atterrir un drone sur un plateau à pression. L’ensemble permet de tester la manœuvrabilité de l’engin et, accessoirement, la virtuosité du télépilote.

À chaque équipe d’aborder le challenge librement, quitte à faire preuve d’audace. Le véhicule maître, par exemple, a été l’objet de choix surprenants. La plupart ont modifié le VAB mis à disposition par l’armée de Terre. Quelques-uns ont privilégié des solutions « maison », comme ces équipes venues avec un Sherpa APC astucieusement modifié en PC ou un véhicule blindé ASV-350 prêté par la société espagnole, voire avec un Griffon fourni par l’armée de Terre. Idem concernant les satellites. L’équipe « SYRAT » aura ainsi mis en œuvre un drone dont les pales, semblables à des ailes, sont mues par de petits rotors installés à leur extrémité. Une innovation conçue par la société rennaise Inanix et dotée d’une autonomie d’une heure. SERA Ingénierie, de l’équipe « Force W » est quant à lui venu avec son Robbox 3, un robot « transporteur de robots et de drones ». Le raisonnement a néanmoins ses limites, comme le démontre cette équipe arrivée avec un Renault Espace robotisé pour seul satellite terrestre. Résultat : impossible de progresser dès la première ornière.

Un robot « porteur de robot » proposé par l’équipe SYRAT et manoeuvré au départ d’un VAB modifié

Pour beaucoup, le point de départ de la réflexion portait sur l’automatisation et l’acquisition, le traitement et la diffusion des données. C’est le cas pour l’équipe « Alérion », portée par la startup homonyme, l’École des Mines de Nancy et TT Géomètres Experts (TTGE), également investi dans le projet Amboise du Commandement des opérations spéciales (COS). « Ce qui fait peut-être notre singularité, c’est que nous avons réfléchi à une solution légère déployée rapidement, qui ne tient pas compte de la virtuosité d’un pilote mais plutôt des automatismes », souligne Louis Viard, ingénieur des mines, docteur en informatique et coordinateur de l’équipe.

Le team Alérion a privilégié la question de la maîtrise de l’environnement, l’un des avantages clés selon eux étant de connaître en amont la zone de mission. À l’aide d’un drone équipé d’un outil de télédétection par laser (LIDAR), ils ont pu générer « une gigantesque orthophotographie sur un cycle très rapide de production de données. On passe ensuite le tout à la moulinette pour repérer des pixels rouges, les boites pièges qui seront autant de point géo-référencés à aller reconnaître », explique Philippe Barthélémy, responsable de la R&D chez TTGE. Le tout est ensuite centralisé sur un cloud commun où chaque opérateur ira piocher selon son besoin et sa mission. En émettant un début de recommandation, l’interface pose aussi les bases d’automatismes recherchés par les armées.

Les échecs sont nombreux, mais le résultat est parfois bluffant. Une équipe uniquement composée d’étudiants de Polytech Montpellier a fait de CoHoMa son projet de fin d’année. Sans consommer la totalité de leurs crédits, ils sont parvenus à proposer une solution légère, agile et innovante à base de briques technologiques disponibles dans le commerce. La preuve par les actes qu’il est possible de créer l’exploit même lorsqu’on a « pas beaucoup de temps ni de moyens, mais du talent », résume le chef du Battle Lab Terre.

Un challenge sans perdants

« Vous avez prévu un plan qui va foirer, c’est certain. N’oubliez pas qu’au combat, le premier mort, c’est le plan », rappelle l’officier chargé du briefing pré-mission. Rires gênés dans l’assistance, le ton est donné. Et de fait, à l’heure où nous nous rendons à Beynes, aucune des neuf équipes engagées jusqu’alors n’a atteint Lima 4, où deux Probot opérés par la section Vulcain doivent jouer les robots Uran 9 ennemis. Une poignée est parvenue à franchir Lima 3. Les ratés techniques, la fatigue, le stress, le terrain et les conditions climatiques auront provoqué quelques pertes dans les rangs robotisés amis. Seules deux équipes ont fini en mode nominal, avec tous leurs satellites et sans perte des communications.

En moyenne, la mission a été remplie à 60-70%, parfois beaucoup moins. Mais cette métrique n’est qu’un indicateur parmi d’autres. L’inventivité, la pertinence de la solution, les choix tactiques et l’ergonomie générale sont des aspects scrutés de près, notamment par un ergonome de la DGA. La charge cognitive, enfin, était un autre marqueur important. Pour augmenter la pression, le Battle Lab Terre a imposé à chaque équipe un questionnaire de 460 questions sans lien avec le challenge auxquels ils doivent répondre au cours de la manœuvre.

Ces premiers résultats ne sont pas surprenants. Les équipes n’ont eu que quelques mois pour concevoir leur solution. Pour la plupart, CoHoMa est le premier pas effectué dans l’univers des armées. Particulièrement vertueuse, la démarche invite à penser « au-delà » sans craindre l’erreur. Au contraire, chaque drone au tapis, chaque manœuvre ratée, chaque perte de signal est le point de départ d’une nouvelle réflexion. Le rendez-vous s’avère dès lors strictement gagnant-gagnant.

Tant les opérationnels que les équipes ont désormais une montagne d’informations à portée de main pour mieux cibler le besoin d’un côté et pour alimenter les développements de l’autre. « En cinq jours, nous avons tous gagné deux à trois années de réflexions », estime le colonel Sébastien. « Je pense que ce type de projet est vital pour les entreprises pour comprendre ce qui fonctionne et ne fonctionne pas dans un environnement opérationnel réel », complète Louis Viard.

Installer un LiDAR sur un drone, l’une des technologies mobilisées par l’équipe Alérion pour cartographier la zone de mission en amont

Communications et autonomies, deux axes d’effort

Parmi les premiers RETEX, « je relève en premier l’appétence des participants pour le sujet et l’agrément qu’ils expriment tous à participer à un challenge ». L’effet majeur recherché, la rencontre entre opérationnels et ceux qui imaginent les solutions technologiques, est pleinement atteint. Ensuite, chaque équipe portant l’effort sur des points différents, le Battle Lab Terre aura appris « énormément des approches choisies ».

La réalités du terrain était encore basiques à ce stade, mais les obstacles « suffisent déjà pour mieux comprendre le niveau d’exigence que requiert le contact avec un environnement un tant soit peu dégradé ». La couverture végétale, dense et cloisonnée, a parfaitement joué son rôle perturbateur. Elle aura participé à mettre en avant un axe d’effort essentiel : la fiabilité des outils de communication et de partage des données, point névralgique de l’interconnectivité entre les systèmes. « Sans communications fiables, beaucoup de systèmes tombent et, à une heure où il faut se préparer à la haute intensité en environnement brouillé et sans couverture GPS permanente ou fiable, c’est un des enjeux majeurs », soulève le commandant du Battle Lab Terre.

Le second axe sera celui de l’autonomie, ou « le fait de pouvoir délester les opérateurs de la charge de téléopération pour les amener essentiellement à réaliser des effets par des robots de plus en plus intelligents ». Elle doit répondre à l’exigence d’allégement des ressources humaines et de la charge cognitive, et donc à l’inversion de la tendance actuelle d’un système robotisé pour ou un deux opérateurs. « On doit arriver assez rapidement à un système avec lequel l’opérateur pourra manœuvrer de manière fiable plusieurs systèmes ». C’est une fois atteint ce jalon que l’effet démultiplicateur de la robotisation se fera ressentir positivement au combat.

Parmi les premiers axes d’effort constatés, les limites actuelles en matière de communications et de liaisons de données. Un écueil à surmonter pour atteindre l’objectif fondamental d’interconnectivité entre systèmes.

Le Graal ? Un robot-équipier « qui devrait être la base mais est pourtant un standard difficile à atteindre ». Il faudra pour cela dépasser le stade de l’outil d’accompagnement téléopéré pour parvenir à celui de la plateforme capable de réaliser une mission de manière relativement autonome en complément du combattant. En d’autres termes, le duo combattant-robot doit fournir a minima l’effet produit par deux combattants de par la capacité du drone ou robot à interpréter des consignes simples, comme un itinéraire à suivre ou une attitude à adopter en fin de déplacement.

Et la suite ? « Si le défi majeur pour les participants était de terminer le parcours, celui du Battle Lab Terre sera de bien transformer l’essai ». Cette logique de challenge va continuer, « car elle est très fructueuse ». Quitte à rehausser d’un clic le niveau d’ambition, effort financier à la clef. « C’est à nous d’imaginer un CoHoMa 2 qui parte exactement des mêmes bases, pour que l’on puisse capitaliser sur du connu et aller un peu plus loin en changeant quelques variables ».

Reste à énumérer et détailler l’ensemble des points d’efforts, étape qui ne pourra être possible qu’après avoir exploité les données collectées auprès des participants. À eux d’ensuite d’ensuite capitaliser sur ces enseignements pour monter en puissance et revenir avec de nouvelles idées. Quant à ceux qui doutent de leurs capacités, voire de l’intérêt de rejoindre la prochaine édition, le colonel Sébastien les renvoie vers la devise du Battle Lab Terre : « le devoir d’essayer ».