Le soutien du ministère des Armées désormais bien acquis, SEAir est parti à la conquête de l’Europe. La PME lorientaise et ses trois partenaires vont tenter de décrocher un financement européen pour soutenir le développement d’un nouveau type de vedette rapide à destination, dans un premier temps, des forces spéciales.
Une idée innovante, de l’audace et de la persévérance, trois ingrédients qui ont fait le succès de SEAir. Depuis quatre ans, sa quinzaine d’employés planchent sur une innovation de rupture : l’intégration de « foils » rétractables sur des bateaux à usage militaire. Contraction d’ « hydrofoils », ces ailes profilées transmettent la force de portance qui permet de soulever la coque du bateau hors de l’eau. Les bénéfices sont multiples : gagner en vitesse en réduisant la trainée, diminuer la consommation de carburant, mais aussi et surtout diminuer les impacts à la mer.
Expérimentée depuis juillet 2019, l’idée est maintenant portée au niveau européen. Soutenue par la France, la jeune PME a en effet répondu à la seconde vague d’appels à projets du programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (PEDID). Une candidature adressée au segment « SME » de PEDID, réservé aux PME et doté d’une enveloppe maximale de 10 M€.
Pour respecter les conditions d’accès, SEAir s’est tout d’abord assuré du soutien officiel de la France, du Danemark et de l’Espagne. Elle s’est ensuite trouvée des partenaires industriels solides. « Fort de nos nombreux contacts militaires en Europe, nous nous sommes tournés en priorité vers les pays nordiques, parmi les plus intéressés par nos systèmes », nous explique son PDG, Richard Forest.
Un pari gagnant, car l’entreprise française a su d’emblée s’allier à Tuco Marine Group, entreprise danoise spécialisée dans la conception de coques en matériaux composites. Sont venus s’y joindre les Espagnols de D3 Applied Technologies, experts dans la simulation hydrodynamique. Ceux-ci ont réalisé plus de 150 projets de design en huit ans, dont un tiers comprenant des foils. L’Institut de recherche de l’École navale (IRENav) de Brest, qui plus est spécialiste militaire et collaborant déjà avec SEAir, vient compléter l’équipe au titre de partenaire académique.
Ensemble, ils vont œuvrer à décliner la technologie du foil rétractable sur une vedette rapide d’une vingtaine de mètres destinée, du moins initialement, aux forces spéciales. Introduit en septembre 2020 sous pilotage français, le projet a été baptisé « Troop transport flying vector », ou « TransFlyTor ». En cas de sélection, ce quatuor de choc pourrait recevoir jusqu’à 2 M€, enveloppe nécessaire pour financer les 24 mois que durera la phase de conception.
Si convaincre trois partenaires et trois pays n’est déjà pas chose aisée, ce n’est rien en comparaison à la construction et à l’introduction d’un dossier PEDID. La tâche est d’autant plus complexe pour des petites structures peu rompues au labyrinthe administratif européen. Alors pour garder la tête hors de l’eau, SEAir a pu compter sur un travail collégial « très intelligent entre une petite société peu habituée au monde militaire et la grande maison DGA ».
L’aide est principalement venue de la sous-direction des petites et moyennes entreprises (SDPME) du service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) de la Direction générale de l’armement (DGA). Les forces spéciales françaises et l’état-major de la Marine, également, ont contribué à l’écriture du cahier des charges. Hormis SEAir, six autres PME françaises auront pu s’appuyer sur le S2IE pour tenter l’aventure européenne*.
À terme, TransFlyTor pourrait déboucher sur une vedette rapide de 20 à 25 mètres, furtive et capable d’évoluer en environnement contesté. Elle devra permettre l’emport de 12 à 15 soldats et d’une tonne de charge utile en plus des 4 à 6 membres d’équipage. Son endurance atteindra les 800 NM, sa vitesse maximale les 50 nœuds. La discrétion sera assurée par le choix d’une propulsion hybride dont le segment électrique ne serait activé que lors de la phase d’approche finale.
« C’est un projet très ambitieux, avec beaucoup de défis technologiques », estime Richard Forest. Outre la propulsion et le dessin de la coque, l’enjeu sera celui d’imaginer un foil rétractable capable de faire sortir entièrement de l’eau l’étrave d’une vedette de plusieurs tonnes. « Le cahier des charges est très fort sur ce point : si jamais l’opérateur n’a plus besoin des foils, ceux-ci peuvent être rétractés pour revenir à une coque classique ».
C’est là la différence majeure avec les bateaux militaires sur foils imaginés il y a plusieurs décennies en Russie, aux États-Unis, en Italie ou même au Canada et au Japon. La rétractibilité offerte par ce système de nouvelle génération permet non seulement de réduire l’usure, donc les opérations de maintenance, mais aussi de modifier en temps réel leur angle d’attaque dans l’eau, un peu à la manière d’un avion.
« Le foil, en bateau à moteur, n’est pas conçu uniquement pour apporter de la vitesse. Il permet bien entendu d’aller plus vite en moyenne, mais permet surtout au bateau de gagner au moins un état de mer », ajoute le PDG de SEAir. Les conditions de navigation se font donc moins contraignantes aux niveaux opérationnel et humain. En diminuant les chocs, le foil devrait permettre de réduire grandement le facteur fatigue. Du côté industriel, « on espère pouvoir démontrer également une amélioration des capacités cognitives de l’opérateur, qui sera parfaitement apte à entamer sa mission même après plusieurs heures de navigation ».
Le cahier des charges, volontairement limité à deux pages, ne va pas beaucoup plus loin. « L’idée est de partir d’une feuille blanche, d’essayer d’imaginer le système idéal ». C’est pourquoi l’objectif n’est pas de produire un prototype d’ici à deux ans, mais plutôt d’avancer le plus loin possible dans la phase de conception pour pouvoir démontrer la pertinence du système et l’adapter ensuite aux débouchés que l’Europe déterminera les plus appropriés suivant le contexte et les priorités. Le travail de l’équipe TransFlyTor se limitera aux pré-études, à la définition et à la conception théorique du bateau, conformément à la logique de « défrichage » prônée par le PEDID.
Les projets de R&D militaires se réalisent sur le temps long, et TransFlyTor n’en sera pas exempt. De fait, l’Europe ne devrait pas annoncer les bénéficiaires d’un financement PEDID avant fin 2021. Le lancement de l’activité proprement dite, conditionné par l’octroi des premiers fonds, n’interviendra qu’à partir de 2022.
À supposer qu’il soit retenu, ce programme ne donnera donc pas ses premiers résultats avant, au mieux, 2025. « La nature même du projet, le cahier des charges pourraient avoir changé d’ici là. Dès lors, nous restons aujourd’hui volontairement très ouverts sur ce que pourrait devenir ce concept ».
L’une des meilleures cartes de visite de SEAir, c’est ce partenariat établi de longue date avec les fusiliers marins et commandos (FUSCO) de la Marine nationale. Depuis juillet 2019, son système de foils rétractables est l’objet de l’expérimentation EFlyCO menée sur base d’une embarcation ETRACO des FUSCO.
Le système se veut révolutionnaire car il répond à une contrainte majeure, à savoir l’intégration d’un système complexe sans que celui-ci ne modifie fondamentalement la forme de la coque ni n’encombre le pont. « Le défi était immense, parce que le foil doit aussi être suffisamment costaud et dimensionné pour encaisser un maximum de chocs », indique Richard Forest.
Financé par la DGA et porté par l’Agence de l’innovation défense (AID) et le FUSCOLAB, EFlyCO entrera prochainement dans une phase critique de mise mise à l’eau. Celle-ci aurait dû être effective à la fin de l’été 2020 mais, comme partout, la crise sanitaire du printemps a bousculé le calendrier initial. L’ETRACO modifié a donc finalement été mis à l’eau en décembre à Lorient.
« Nous avons jusqu’à présent réalisé quelques navigations avec un comportement qui a permis d’arriver très vite à haute vitesse », confirme Richard Forest. Le programme demeure dans une phase de mise au point, avec quelques derniers réglages à effectuer avant d’envisager une livraison aux FUSCO aux alentours de fin février-début mars.
À plateforme unique, livraison spécifique. L’ETRACO ne sera pas fourni comme un équipement normal directement opérationnel. « L’idée c’est surtout de continuer à travailler main dans la main durant plusieurs mois et sur toutes les sorties ». Aux FUSCO d’apprivoiser l’engin et de le comparer à la version standard dans tout le spectre de missions et de conditions environnementales.
L’objet du marché conclu avec la DGA reste l’expérimentation, et non pas une modification de l’ensemble ou d’une partie de la flotte d’ETRACO. Il s’agit ici de ressentir les effets positifs, de déterminer l’intérêt des foils. La suite est entièrement ouverte. Il reviendra aux FUSCO de déterminer si l’ETRACO doit évoluer ou si son remplaçant doit adopter nativement un tel système. Cette seconde option serait à privilégier selon SEAir, qui pourrait alors agréger les résultats de l’expérience sur ETRACO avec ceux acquis au travers du projet TransFlyTor.
La crise sanitaire aura été synonyme d’incertitude et de ralentissement de l’activité pour SEAir. Et si celle-ci a clôturé 2020 sur une très belle note grâce au secteur militaire, rien ne dit que la tendance se maintiendra cette année. « 2021 ne sera clairement pas une année comme l’an passé, qui fut exceptionnelle, mais les indicateurs nous concernant sont plutôt bons. Mais cela reste difficile à dire pour l’instant, on navigue un peu à vue », constate Richard Forest.
« Nous savons que la dimension temporelle pour le monde militaire est très longue. Je ne vois pas des bateaux opérationnels sur foils avant 2022/23. Soyons pragmatiques, il reste beaucoup de travail, notamment sur la fiabilité ». Alors, pour assurer son assise sur ce segment et poursuivre ses recherches au long cours, SEAir continue d’explorer différentes pistes de soutien.
Avec EFlyCO dans ses cartons, SEAir poursuit son travail de prospection auprès des armées européennes. Les foils « made in France » s’exposent désormais du Royaume-Uni au Danemark en passant par les Pays-Bas. L’intérêt est marqué, particulièrement en provenance des pays nordiques. Plusieurs délégations militaires se sont rendues à Lorient pour des démonstrations in situ. Certaines sont revenues, parfois pour installer des capteurs et vérifier, données à l’appui, la pertinence de cette solution.
SEAir s’est également remis en ordre de bataille pour une nouvelle levée de fonds « très conséquente et duale, c’est à dire civile et militaire ». « L’idée est bien d’aller lever des fonds du côté militaire et ce, pour deux raisons : poursuivre les travaux entamés avec EFlyCO et puis commencer à travailler sur la vedette de 20 mètres, avec ou sans le financement PEDID ».
Pour le PDG de SEAir, « le sujet existe, il correspond à une demande émanant de plusieurs pays. C’est donc très clairement l’une des stratégies que nous sommes en train de valider avec les investisseurs ». Entre autres pistes, la PME fait partie des sociétés identifiées pour être auditées dans le cadre du Fonds Innovation Défense (FID). Lancé le 4 décembre 2020, ce fonds d’une taille cible de 400 M€ sera piloté par Bpifrance et soutiendra des entreprises innovantes proposant des technologies duales.
Une levée de fonds réussie, le succès et la poursuite d’EFlyCO, un adoubement de l’Europe… si les étoiles s’alignent correctement, l’année 2021 pourrait en fin de compte être celle du décollage définitif de SEAir sur le marché militaire.
*Athanor, Atmosphere, Cisteme, Geolithe, Magellium, Nexvision, Soben et VSM