Turquie : anti-missiles et anti-milices

Share

Rien ne va plus entre la Turquie et les États-Unis ! Pourtant, les deux alliés de l’OTAN se sont rencontrés ce vendredi 30 mars pour discuter du système anti-missile Patriot. Washington veut faire d’Ankara le dix-septième client de ce produit, et pour ce faire, les Américains qui veulent éviter aux Turcs d’acquérir le S-400 russe pourraient bien se plier à quelques-unes de leurs exigences, comme d’abandonner Manjib et ses Kurdes. 
 

(AFP 2018 / KIM JAE-HWAN)


 
L’influence d’Erdogan est probablement à son paroxysme : il permet, en toute impunité, à ses forces armées de faire cavalier seul, que ce soit sur le théâtre irako-syrien contre les Kurdes, alliés de la coalition internationale anti-daesh ou alors en matière d’armement, puisqu’elles doivent s’équiper du système stratégique russe S-400. Cet individualisme provocateur qui ne semble pas plaire à ses alliés au sein de l’OTAN n’a pourtant encore connu aucun coup d’arrêt, Washington même, sentant Ankara lui échapper des mains, cherche à renforcer les coopérations.
 
L’actualité militaire de cette semaine a abouti sur un vendredi chargé où finissent par se rejoindre États-Unis et Turquie. Lors d’une discussion téléphonique avec Emmanuel Macron le 27 mars, le président américain « a souligné la nécessité d’intensifier la coopération avec la Turquie en ce qui concerne les défis stratégiques partagés en Syrie » a indiqué la Maison-Blanche. Le 29 mars il déclarait que les État-Unis quitteraient la Syrie « très bientôt » laissant « les autres s’en occuper ». Et finalement, ce vendredi 30 était celui de deux rencontres turco-américaines : l’une avait lieu à Washington, entre le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Ümit Yalçın et le secrétaire d’Etat adjoint américain John J. Sullivan, pour « discuter des relations turco-américaines sur les questions internationales et régionales » ; pendant que l’autre se tenait à Ankara où, Tina Kaidanow, qui dirige le Bureau des affaires politico-militaires du Département d’État américain, devait s’entretenir avec des responsables de la Défense turque.
 
Si la rencontre de Washington doit permettre de compenser la visite du ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu retardée par le départ de Tillerson, celle d’Ankara donne l’occasion aux Américains de soumettre leur offre Patriot. Ils ont beau s’opposer de front sur le dossier syrien – forces US et Kurdes veulent reprendre Manbij à l’État Islamique (les US y ont perdu de leurs hommes cette semaine), comme les forces turques, qui veulent aussi enlever la région aux forces kurdes – ils ont tous deux pour intérêt de garder leur coopération militaire et technologique en vie. Les États-Unis veulent garder près d’eux cet allié oriental de l’OTAN qui s’intéresse à des systèmes d’armes non OTAN compatibles, un allié qui pourrait faire un si bel acheteur du système Patriot OTAN compatible. Les Turcs eux, cherchent à moderniser leur armée tout en développant leur industrie de défense, si l’offre Patriot leur est bénéfique, ils signeront. Exactement comme ils ont déjà signé des accords avec la Chine (rompus), la Russie (en cours), ou la France et l’Italie (en cours) dans ce même domaine qu’est la défense anti-aérienne / anti-missile, ou comme ils ont signé pour acquérir les F-35.
 

Vendredi dernier, les Affaires étrangères turques l’annonçaient « les S-400 étant incompatibles avec le système de défense de l’Otan, nous poursuivons notre objectif visant à développer un système compatible » ajoutant « les discussions se poursuivent avec les Etats-Unis au sujet du système de défense sol-air, Patriot ». Lesdites discussions devaient donc avoir lieu ce jour sous forme d’une « réunion de dialogue commercial sur l’industrie de défense ». Au cours de celle-ci « les développements actuels en la Turquie et l’industrie de la défense aux États-Unis, les possibilités de coopération entre les deux pays dans ce domaine, les questions en suspens tels que des projets communs ont été discutés » indique le communiqué officiel turc (ni le Pentagone ni Washington n’ont encore fait de déclaration à ce sujet).

 

Si ces « questions en suspens » ont été discutées comme il se devait – les Turcs insistent sur les transferts de technologie et sur la fin de l’appui aux forces kurdes, les Américains sur l’annulation du contrat S-400 – Ankara pourrait donc devenir le 17ème acquéreur du système anti-missiles Patriot, et ce serait presque cocasse au vu des dernières actualités. D’abord, comme cela se sait et a été rappelé ici, les armées américaines et turques sont alliées, pourtant les forces américaines comptent également pour allié les forces kurdes qui composent la majorité de la milice des Forces démocratiques syriennes (FDS), ces mêmes forces alliées qui tentent vainement de résister aux offensives de l’allié turc. Et à Manjib, Turcs et Américains pourraient bientôt se croiser, avec les Kurdes au milieu. Ensuite, enfin et surtout, les tirs de missiles Houthis sur l’Arabie Saoudite cette semaine ont révélé des failles du système américain Patriot qui a échoué à intercepter l’un des projectiles, causant un mort et plusieurs blessés. Un grave dysfonctionnement qui n’a pas empêché la Pologne de signer un accord d’acquisition cette semaine. Pour d’autres cet événement ne serait d’ailleurs pas une révélation mais bien un rappel : ici ou ici par exemple.

 

Ce dossier est très sensible et très compliqué tant il comporte de facteurs différents voire opposés, il est ainsi difficile d’affirmer quelle sera la défense anti-aérienne / anti-missile de la Turquie mais une chose est sûre : les divergences d’opinion, voire les frictions, sur une question internationale entre deux nations ne les ont jamais empêchées de poursuivre un processus d’acquisition d’armement si elles le voulaient vraiment (les Mistral destinés à la Russie peuvent y faire exception, et encore). Et cela vaut aussi pour la France, qui par le biais du groupement d’intérêt Eurosam (MBDA et Thalès), auquel participe également l’Italie, compte participer au futur de la défense sol-air du territoire turque, alors même qu’elle a assuré son soutien aux Kurdes d’Irak et de Syrie.

 

Emmanuel Macron, qui s’entretenait ce jeudi 29 mars avec une délégation des FDS, a eu affaire aux foudres d’Erdogan. Malgré un démenti de l’Elysée sur l’envoie de troupes françaises pour appuyer les Kurdes autour de Manjib, la France, qui s’est proposée comme médiatrice entre les FDS et la Turquie, a vite reçu une réponse du président turc : « Qui êtes-vous pour parler d’une médiation entre la Turquie et une organisation terroriste ? »