La focale se concentre sur le conflit russo-ukrainien mais, ailleurs dans le monde, la mission continue pour les forces de présence françaises. Au Moyen-Orient et dans l’océan Indien par exemple, espace de responsabilité des Forces françaises au Émirats arabes unis (FFEAU). De passage par le salon de défense qatarien DIMDEX, leur commandant, le contre-amiral Jacques Fayard (ALINDIEN) revient sur le dispositif placé sous ses ordres depuis bientôt deux ans, ses partenaires régionaux et le contexte sécuritaire auquel ses forces sont confrontées.
La seule force de présence hors d’Afrique
Des commandements comme celui d’ALINDIEN, les forces armées françaises n’en ont qu’une poignée. Chacun couvre un espace immense sur base de moyens terrestres, navals et aériens permanents mais limités. Chacun est cependant unique à plusieurs égards. « Je commande la seule force de présence hors d’Afrique. En tant que ‘joint commander’ à la tête d’un commandement de forces [COMFOR FFEAU], je représente le chef d’état-major des Armées [CEMA] », nous explique le CA Fayard, à quelques mois d’une nouvelle affectation.
Autrefois seul commandement embarqué permanent de la Marine nationale, l’état-major d’ALINDIEN a basculé à terre lors de son installation aux EAU. Il est également devenu interarmées. « Mon numéro deux est un colonel de l’armée de Terre. J’ai un chef d’état-major qui est un colonel de l’armée de l’Air et de l’Espace à la tête d’un état-major interarmées [EMIA] d’une soixantaine de personnels ». À lui-seul, cet EMIA est en mesure de planifier et de conduire des opérations dans une zone de responsabilité permanente qui s’étend du sud du canal de Suez jusqu’aux eaux indonésiennes et australiennes.
« J’ai 14 pays dans ma zone, des pays dans lesquels nous maintenons des relations militaires internationales. Je suis ainsi un effecteur de coopération militaire au profit des attachés de défense qui, dans leurs plans de coopération bilatéraux, peuvent avoir besoin des capacités fournies par les FFEAU dans le cas de détachements d’instruction opérationnelle ou d’exercices réalisés avec l’ensemble des partenaires de la région ». La France est aujourd’hui engagée avec trois pays au travers d’accords de défense. Hormis le Qatar et le Koweit, c’est avec les Émirats arabes unis (EAU) que les militaires français entretiennent les relations les plus étroites.
Les EAU pour principal point d’appui
Pour remplir ses missions, ALINDIEN dispose d’une force interarmées permanente d’environ 700 militaires de l’armée de Terre, de la Marine nationale et de l’Armée de l’Air et de l’Espace, mais aussi de directions et services comme la DIRISI, le SCA, le SID et le SSA. « L’ensemble forme une force prépositionnée dans un pays avec lequel nous avons des accords de défense, les Émirats arabes unis », explique-t-il. Les forces françaises s’y sont installées en 2011, principalement sur trois sites : la base navale de Mina Zayed, la base aérienne 104 d’Al Dhafra et la « Zayed Military City », emprise sur laquelle est fixé le 5e régiment de cuirassiers.
Recréé en juin 2016 suite au déménagement de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, le Royal Pologne rassemble à lui seul près de la moitié du contingent actuel toutes armes et services confondus. Ce régiment à dominante blindée essentiellement doté de chars Leclerc, de VBCI, de canons automoteurs CAESAR, de VBL et de VAB. « Ce format de socle peut être renforcé par des unités provenant de la métropole, des compagnies d’infanterie notamment pour constituer l’équivalent d’un GTIA blindé ».
Le dernier exemple en date de coopération pour les cavaliers, fantassins et artilleurs français ? L’exercice bilatéral El Himeimat 12 conduit du 27 février au 24 mars par le 5e RC et une partie de la 4e brigade émirienne. « Nous venons de passer cinq semaines dans la ville de combat de l’Al Hamra Training Center, un site exceptionnel pour s’entraîner à la transition mer-désert, désert-ville. (…) Nous essayons de monter en gamme dans les scénarios pour notamment faire manoeuvrer du blindé en ville », souligne le CA Fayard. Exercice interarmes et interallié, El Himeimat permet aussi de profiter des étendues désertiques environnantes, propices aux campagnes de tirs. Entre les chars Leclerc et les canons CAESAR, « je crois que nous avons tiré près de 30 tonnes de munitions. Nous réalisons des tirs combinés avec des moyens émiriens dans la même chaîne de commandement ».
Aux EAU, les forces terrestres profitent de « l’équivalent d’un CENZUB et d’un CENTAC combiné avec un champ de tir sur lequel nous tirons des munitions que nous ne pourrions pas tirer en métropole. Je le dis à l’armée de Terre et à l’armée de l’Air : vous pouvez trouver ici, dans le cadre de la préparation opérationnelle à la haute intensité, des opportunités de tir que vous ne trouverez jamais en métropole ». Dans les airs, l’espace de manoeuvre disponible correspond à sept fois celui accessible en métropole. « Et il n’y a pas de temps de transit, puisque vous pouvez commencer à travailler dès le décollage ».
Mais au-delà des exercices, les FFEAU sont là « pour défendre le territoire émirien si il est attaqué ». Cela a été le cas en janvier dernier à la suite d’attaques de drones et de missiles tirés du Yémen par les rebelles Houthis. « Notre partenaire stratégique émirien a activé les accords de défense, nous demandant une aide pour défense son territoire ». Un appel auquel la France a répondu positivement en engageant les Rafale de la BA 104 d’Al Dhafra, un avion ravitailleur pour tenir la posture et des systèmes de défense sol-air moyenne portée Crotale NG.
Derrière les EAU, le Qatar
Outre les EAU, la France entretient « une très vieille relation avec le Qatar ». Illustration parmi d’autres, le chef d’état-major de la Marine qatarienne parle le français couramment, héritage d’un passage par l’École navale de la Marine nationale. Les forces armées locales sont aussi un client historique de la BITD française, essentiellement dans les segments terrestre et aérien.
Dernièrement, la relation franco-qatarienne s’est récemment élargie à la fourniture d’un appui pour la protection de la dernière édition de la Coupe arabe de la FIFA, organisée en novembre et décembre 2021, et de la Coupe du monde de football 2022. Des conseillers ont été déployés dans le pays, auxquels s’ajoute une capacité de surveillance aérienne sur base d’un E-3F AWACS et une capacité de lutte anti-drones reposant sur le système BASSALT. Les Armées ne sont cependant pas en « front line », la sécurisation d’évènements internationaux relevant davantage du ministère de l’Intérieur.
Par ailleurs, les FFEAU conduisent « ou des exercices, des entraînements opérationnels ou des formations au profit de nos partenaires, dont les Qatariens qui, dans un plan de coopération bilatéral, déterminent les axes pour lesquels ils veulent qu’on leur apporte une expertise, des retours d’expérience ou qu’on les aide à tirer vers le haut l’une de leurs capacités ». Un plan de coopération qui couvre tout particulièrement la partie aérienne, le Qatar étant aussi un utilisateur historique du Mirage 2000-5 et le premier client export du Rafale. L’Air Academy Qatar, créée en 2011 pour former les pilotes locaux, est gérée par le groupe français DCI.
Dans le domaine terrestre, il a été demandé à la partie française de fournir un appui pour la montée en gamme de certaines capacités comme le déminage et la formation de sous-officiers. « Nous avons ici un partenaire stratégique important. La différence avec les Émiriens, c’est sans doute le maintien d’une force permanente ». Cette force constitue néanmoins le réservoir dans lequel ALINDIEN pourra piocher pour, ponctuellement, donner un coup de main au partenaire qatarien.
L’opération Apagan
Le maintien d’une permanence militaire française au Moyen-Orient a parfaitement démontré sa pertinence l’été dernier lors de l’opération Apagan, mission d’évacuation de ressortissants lancée à la suite de la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan. Mises en alerte au début du mois d’août, les FFEAU sont prêtes lorsque Apagan est déclenchée quelques jours plus tard. « Nous devions alors partir chercher les derniers français qui n’avaient pas profité des solutions fournies par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères dès le mois de juillet ».
« Nous estimions au milieu du mois d’août qu’il devait rester environ 150 Français sur place ». Partis pour trois jours et 150 compatriotes à évacuer, les militaires ont finalement opéré durant 13 jours dans des conditions extrêmement complexes pour sortir 2 834 personnes du pays, soit 142 Français, 62 Européens et 2 630 Afghans.
Placée en appui du Quai d’Orsay, la base opérationnelle avancée française des EAU aura été en capacité de s’appuyer sur son état-major en conduite et en planification et sur ses moyens de soutien. Conformément à son contrat opérationnel, celle-ci aura su accueillir le renforcement d’avions de transport tactiques C-130 et A400M chargés d’armer la boucle avant entre l’Afghanistan et les EAU. « J’ai pu également mobiliser, en plus des forces spéciales du CPA 10, une section d’infanterie du 5e régiment de cuirassiers pour aller sécuriser dès le 16 août l’emprise française de l’aéroport de Kaboul ».
Épicentre du dispositif français, la base d’Al Dhafra s’est réarticulée au plus vite pour accueillir et évacuer dans les 24 heures les réfugiés en transit, en plein été et en pleine crise du Covid-19. Forcés de revenir dans un pays duquel ils se sont désengagés sept ans auparavant, les militaires français ont dû faire preuve d’adaptation et « de courage, parce c’était loin d’être facile au vu des conditions sécuritaires et sanitaires ». L’un des avions de la boucle avant, dimensionné pour 110 personnes, est ainsi parvenu à décoller avec 270 personnes à bord dont 160 femmes et enfants. « Nous avons vu arriver jusqu’à 700 réfugiés en une journée ». Grâce aux opérations mises en place par le Qatar, 396 Afghans et 110 Français ont à leur tour pu quitter le territoire afghan entre septembre 2021 et février 2022.
Stress test pour l’EMIA, baptême du feu pour le 5e RC
Apagan aura été un « stress test » pour l’EMIA des FFEAU. La mission est aussi source de nombreux RETEX, à commencer par la validation du rôle de point d’appui de la BOA, garantie d’accès aux menaces et aux théâtres. « Cette BOA nous a permis, dans le cadre de notre stratégie d’accès au Proche et au Moyen-Orient, d’accéder facilement et sans contraintes particulières au territoire afghan. »
Ensuite, les liens créés au quotidien avec les composantes américaines et au travers du Combined Air Operations Center (CAOC) d’Al Udeid (Qatar) « nous ont permis de basculer vers des activités aériennes denses au dessus de l’Afghanistan avec un niveau de confiance optimal du partenaire. (…) Cela a été extrêmement fluide, c’est tout l’intérêt d’avoir un commandement régional qui connait tous les acteurs opérationnels essentiels ».
« Nous n’aurions pas été capables de mener cette opération il y a cinq ans », estime ALINDIEN. Les capacités offertes par les avions de nouvelle génération que sont les A400M et A330 MRTT auront permis de conduire des opérations en altitude, dans des climats et environnements exigeants et des taux de disponibilité optimaux. Et malgré les conditions et l’intensité de la manoeuvre, « je n’ai pas eu, pendant les 13 jours d’opération, la moindre casse ».
Enfin, Apagan aura été un « baptême du feu interarmées ». Le scénario, jusqu’alors simulé lors d’exercices et d’entraînements, a cette fois « été joué en vrai ». Pour le 5e RC, la mission restera d’autant plus significative qu’elle correspondait à son premier déploiement opérationnel. Pour la BA 104, ce fut l’occasion de porter les capacités « au-delà du contrat opérationnel ». Pour les femmes et hommes engagés durant ces quinze jours – plutôt de nuit que de jour – le succès d’Apagan « est une grande fierté ». « Nous sommes fiers d’avoir été utiles, d’avoir fourni un travail professionnel auquel est venu s’ajouter un petit supplément d’âme ».
Désengagement américain et nouvelles menaces
« Au terme de ces deux années, j’observe une recomposition des alliances en cours dans la région, avec notamment les accords d’Abraham, donc la normalisation des relations avec Israël qui perturbe quelques équilibres », pointe le contre-amiral Fayard. L’embargo du Qatar au sein du Conseil de coopération du Golfe est quant à lui terminé, favorisant un retour vers des relations « à peu près normales ».
Et puis il y a les Américains, « dont on mesure un peu plus chaque jour le désengagement du golfe Persique au profit de la région Indopacifique ». La bascule est particulièrement visible en terme de moyens navals engagés. « Lorsque je suis arrivé, l’US Navy maintenait six destroyers, une permanence de porte-avions et une permanence de groupement amphibie dans la région. Actuellement, leur dispositif ne repose plus que sur un et demi, deux navires de premier rang, ce qui montre bien que leur présence a diminué de 75% ».
Que ce soit pour la France ou pour ses alliés et partenaires, tous espèrent maintenant que le niveau de tension très élevé de 2019 continue de diminuer à court terme. « Un accord du JCPOA [Joint Comprehensive Plan of Action, ou l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien] paraît imminent, et je pense que l’on devrait aller vers une diminution des tensions dans la zone ». Si ce scénario venait à se confirmer, « l’ensemble des acteurs raisonnables de la région auront un intérêt à ce que les échanges et le commerce reprennent ».
Deux « perturbateurs » subsistent malgré tout. Le premier reste la multiplication de drones aériens et munitions rôdeuses capables de frapper des infrastructures critiques, voire de menacer les voies d’approvisionnement entre l’Europe et l’Asie de manières précise et non attribuable. « Cette menace est latente, nous l’avons vu au moment de l’incident du Mercer Street », rappelle le CA Fayard, en référence à ce pétrolier japonais touché par deux drones iraniens en juillet 2021.
De part leur position unique, les FFEAU constituent un « laboratoire de suivi de ces nouvelles menaces, que l’on verra peut-être un jour arriver en Europe, c’est déjà le cas dans le cadre du conflit ukrainien ». Une guerre qui, en plus du retrait américain, pourrait à son tour renforcer le remodelage des influences russe, chinoise ou turque dans la zone de responsabilité d’ALINDIEN.
« Nous nous trouvons dans un espace clé pour la géostratégie mondiale notamment parce que, si le gaz russe n’est plus importé, le gaz qatari devient primordial et si l’on met plus de pétrole iranien sur le marché, les prix baissent ». Et cela sans compter le fret. Ainsi, 30% du transport maritime transitant par le détroit d’Hormuz relève des neufs nations composant la mission européenne de préservation de la liberté de navigation EMASOH.
Ce pivot moyen-oriental est tout aussi crucial pour les pays européens que pour certaines grandes puissances asiatiques. « Le chef d’état-major de la Marine indienne me disait que 70% des flux énergétiques de l’Inde provenaient de la région du Golfe ». D’où le besoin de sécuriser les voies commerciales et de participer à la stabilité régionale. D’où, dit autrement, la confirmation qu’ « il y a encore beaucoup de travail dans la zone pour les années à venir ».