Cerbair et KEAS, une alliance pour conquérir le marché de la lutte anti-drones

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Cerbair et le groupe KEAS (Konsortium Engineering Activities & Security), deux références françaises de la lutte anti-drones, ont officialisé le mois dernier un partenariat stratégique global. L’enjeu ? Combiner les savoir-faire, faire émerger un leader dans ce segment et partir ensemble à la conquête d’un marché ultra-compétitif.

Le drone, ce « missile du pauvre »

Nulle véritable menace dans le ciel lorsque les deux entreprises convient la presse fin octobre au camp de Beynes pour une démonstration de leurs produits de lutte anti-drones. Dehors, l’actualité récente rappelle néanmoins combien les drones sont devenus et resteront un défi sécuritaire majeur. « Missiles du pauvre », les aéronefs sans pilotes sont désormais un outil de prédilection pour les personnes malveillantes. La maîtrise de cette technologie à faible coût ne demande que peu de formation. Elle ne rencontre pour l’instant que peu de contre-mesures efficaces et contribue à maintenir l’impunité de l’opérateur, qui réduit la prise de risque en frappant à distance.

Résultat, des milliers d’incidents relatifs aux drones sont recensés chaque année. Jusqu’à peu, pratiquement n’importe qui était en mesure de paralyser totalement un aéroport international sans être repéré, comme ce fut le cas à Gatwick (Royaume-Uni) en 2018. Le survol des installations aéroportuaires par plusieurs drones avait alors entraîné l’annulation d’un millier de vols, affectant au passage près de 140 000 passagers. Pareil incident s’est répété en 2020 à Madrid et à Francfort, forçant les autorités à revoir la protection des aéroports et autres sites sensibles.

Avec une technologie en constante évolution, d’autres modes opératoires tout aussi malveillants sont apparus. Un drone facilite, par exemple, l’espionnage en autorisant tout un chacun à prélever de l’information en s’affranchissant des barrières classiques (chiens, murs, détecteurs de mouvement, etc.). De part sa capacité, même faible, d’emport, il sert aussi de plateforme pour la contrebande et les trafics de toute sorte. En Italie, une attaque à main armée aurait été réalisée avec une arme potentiellement livrée par les airs. Cette capacité d’emport fait du drone une arme potentielle, comme le démontre les attaques constatées dès 2016 en Syrie et en Irak avec l’État islamique, souvent sur base de drones chinois DJI modifiés.

Malgré une réglementation plus stricte et l’effort porté sur les mesures anti-drones, la menace ne cesse de croître. Jusqu’au cœur de l’appareil étatique français, comme le prouve la chasse aux drones intervenue le mois dernier au dessus de la Lanterne, la résidence secondaire du président de la République. Pour Cerbair et KEAS, il ne peut en conséquence y avoir de réponse technologique unique et parfaite en la matière. Tous deux ont d’emblée fait le choix de se concentrer exclusivement sur la détection et le brouillage des radio-fréquences de drones de classe 1 OTAN, laissant à d’autres le soin d’explorer des pistes différentes. En unissant leurs forces, ils visent par ailleurs à maximiser le niveau de couverture et d’effectivité tout en démocratisant leur portfolio. Leur stratégie se construit autour de l’intégration de plusieurs de leurs produits phares, dont les systèmes Hydra et Medusa de CERBAIR.

Élément emblématique du portfolio de Cerbair, Chimera embarque une solution de détection RF passive du drone et de la télécommande

Des outils pour détecter, localiser, caractériser et neutraliser

Focalisé sur la détection-localisation, Hydra repose sur l’écoute passive des communications échangées entre le drone et son pilote. « Autrement dit, il est indétectable car il n’émet rien », souligne Lucas Le Bell, co-fondateur et CEO de Cerbair. Hydra repose sur plusieurs antennes montées sur mât, chacune écoutant des plages de communication spécifiques. Ce sont essentiellement des bandes ISM, 2,4 ou 5,8 GhZ, mais aussi « des choses un peu plus exotiques. Nous avons pu voir des organisations malveillantes utiliser des drones sur des plages de fréquence plus basses, 433, 860, 915 MHz, voire quelques dizaines de MHz ».

Une fois captées, les communications descendent depuis les antennes via des câbles jusqu’à cinq boîtiers disposés soit dos à dos, soit au sommet du mât. « Ces boîtes, ce sont des capteurs qui reçoivent et analysent les signaux communiqués par les antennes. Elles vont effectuer le tri nécessaire parmi toute la pollution radiofréquence d’un environnement, notamment les réseaux Wifi ».

Hydra est conçu pour différencier le flux montant issu du drone, en jaune, du flux descendant du drone vers le pilote, en rouge. Le rayon jaune va suivre le drone, tandis que le rouge restera fixé sur la télécommande, permettant aux forces de l’ordre à répondre sur les deux tableaux en simultané. « Nous avons bien deux émetteurs qui communiquent et que nous sommes capables de distinguer pour les caractériser et les localiser », explique le CEO de Cerbair. Pareille technologie aurait changé la donne en 2018 à Gatwick en autorisant la localisation de télépilotes qui, en fin de compte, n’ont jamais pu être identifiés.

Destinée en priorité aux armées et forces de police, la variante mobile d’Hydra est déployable en 20 minutes par deux opérateurs. Sa seule « limite », au fond, est de ne pas être dotée d’une capacité de brouillage. C’est ici qu’intervient KEAS, dont les solutions de neutralisation digitales, analogiques, fixes et mobiles de dernière génération vont venir « robustifier » l’offre de Cerbair.

Côté Cerbair, la solution emblématique reste bien le fusil brouilleur Chimera. Première mondiale, Chimera rassemble les fonctions de détection, d’identification, de localisation et de neutralisation au sein d’un système intégré, mobile portable. Celui-ci rassemble trois briques principales : une antenne placée dans un sac à dos, une tablette de contrôle et un effecteur. 

Fruit d’échanges multiples avec des unités spécialisées, Chimera agit en trois temps. Premièrement, l’antenne dorsale analyse le spectre radiofréquence environnant à 360° pour détecter un protocole répertorié dans la base de données de Cerbair. Les données sont ensuite analysées en quelques secondes et visualisées sur une tablette déportée. En cas de menace supposée, l’opérateur effectue un second balayage à 360°, cette fois via l’antenne directionnelle, pour localiser le drone et son télépilote. Si la nocivité de l’appareil s’avère confirmée, l’antenne directionnelle enverra une onde électromagnétique de brouillage, forçant éventuellement le drone à se poser. Cet outil, Cerbair l’a conçu comme un scalpel pour des menaces ciblées et non pour des essaims nécessitant beaucoup de puissance et une couverture continue à 360°.

Simple d’apparence, le processus de neutralisation sur base des radiofréquences comporte en réalité de nombreux obstacles. « Je ne peux neutraliser que ce que je connais », résume Lucas Le Bell. Autrement dit, pour détecter et caractériser une menace, il faut que sa « signature » soit connue et répertoriée dans une base de données « maison » aujourd’hui constituée à partir d’achats internes.

Heureusement pour Cerbair et KEAS, tous les drones obéissent aux règles constitutives du spectre de communication. « Dans un univers immense, il n’existe qu’un nombre limité de possibilités », assure Lucas Le Bell. Il est en effet extrêmement difficile de créer de nouveaux protocoles, mêmes pour les organisations et industriels majeurs. L’exercice reste malgré tout complexe, car il nécessite des mises à jour constantes et une brique d’intelligence artificielle permettant de repérer les communalités en quelques secondes.

Extraire une communication précise au sein du brouhaha ambiant n’est également pas chose aisée, tout particulièrement dans un environnement urbain surchargé d’ondes Wifi et GSM. « Nous allons devoir descendre dans le domaine de la microseconde, donc du millionième de seconde pour être capable d’identifier les petits éléments constitutifs d’un signal », précise Lucas Le Bell.

En misant sur les radiofréquences, Cerbair se heurte aussi à une limite physique en terme de réponse. Sans émission de communications, il n’y a rien à brouiller et il devient dès lors impossible de contrecarrer la menace. C’est pourquoi les deux industriels continuent de prôner la mise en réseau de plusieurs solutions de neutralisation, comme le laser, les micro-ondes, l’armement classique, etc.

Deux références dans leur domaine

Tant Lucas Le Bell et son associé, Olivier Le Blainvaux, que le PDG de KEAS, David Morio, ont très tôt compris l’intérêt d’investir dans le segment de la lutte anti-drones. « Jeune quadra fondé en 1980 et actif dans tous les secteurs de l’électronique militaire et civile », KEAS se spécialise en 2005 dans les systèmes mobiles de détection et de brouillage des communications. Racheté en 2020 par l’allemand Telio, le groupe grenoblois dispose de ses propres moyens de production et d’assemblage au travers de sa filiale Electronic F6 (EF6).

Depuis, sa clientèle a rapidement dépassé les frontières nationales grâce aux marchés décrochés en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, en Italie, en Argentine et au Chili. Plus près, KEAS a remporté en janvier 2019 un contrat de 87 M€ pour doter les prisons françaises de solutions de brouillage des télécommunications mobiles. Sa seule activité LAD a engendré un chiffre d’affaires supérieur à 10 M€ en 2020. KEAS occupe aujourd’hui 35 salariés en région grenobloise.

Cerbair est créé en 2015, alors que se multiplient les survols de drones au dessus de lieux sensibles. Soutenue par MBDA et par plusieurs business angels et fonds d’investissement, cette PME basée à Montrouge génère un chiffre d’affaires de « quelques millions d’euros » par an. Elle a jusqu’à présent installé une cinquantaine de systèmes sur une trentaine de sites dans 12 pays. Hormis l’Armée de l’Air et de l’Espace, Cerbair a fourni la force aérienne colombienne. Ses solutions, trois fixes et une mobile, contribuent à la protection de plusieurs bases aériennes régulièrement ciblées par des drones envoyés par les narco-trafiquants, clouant au sol les appareils utilisés dans la lutte anti-drogue. « C’est un vrai RETEX positif, le taux de succès des attaques ayant considérablement diminué », relève Lucas Le Bell.

Les deux entreprises n’ont pas attendu l’officialisation de leur alliance pour travailler ensemble. Ensemble, elles ont installé une quinzaine de systèmes Hydra dans autant de prisons françaises suite à un marché notifié en 2019. Un concept qui marche, certaines prisons non-équipées ayant fait la une des journaux, rappelle David Morio.

Les deux partenaires se aussi sont retrouvés sur d’autres sujets, dont l’un pour le compte de la Marine nationale. Ce projet baptisé CECLANT avait pour vocation d’expérimenter un système anti-drones embarqué sur des remorqueurs afin de protéger certains bâtiments quittant la rade de Brest.

Plus récemment, KEAS et CERBAIR ont embarqué sur le consortium Sky Warden, porté par MBDA et présenté en février dernier. Le missilier européen « a été cherché un certain nombre d’experts dans leur métier avec pour l’objectif de mettre sur le marché un système de lutte anti-drones complet qui va bien au-delà de nos propres systèmes ». Une solution « vouée à équiper les forces déployées en opération extérieure qui sont confrontées à des intrusions diverses et variées ». Skywarden se manifeste entre autres par la pré-intégration d’une antenne sur le système de missiles Atlas RC de MBDA. Une vague de démonstrations était annoncée pour fin novembre avec des prototypes. La mise sur le marché de Sky Warden pourrait intervenir au cours du premier semestre 2022.

Cerbair et KEAS, côte à côte lors du dernier salon MILIPOL

Un marché de 6 Md€ en 2025

En choisissant de s’allier, Cerbair et KEAS se placent avantageusement au sein d’un marché en plein boom, donc susceptibles d’attiser les convoitises. Estimé à 1,5 à 2 Md€ aujourd’hui, le revenu annuel généré à l’échelle mondiale devrait atteindre entre 4 à 6 Md€ à l’horizon 2025. Le secteur LAD est divisé en trois strates principales : étatique, qui concentre 80% de la demande ; industrielle pour la surveillance de sites de haute valeur ; et individuelle pour la protection de personnalités, d’événements privés, de parcs d’attractions, etc. Qu’importe la clientèle, le défi est de taille. « On sent que c’est un marché très complexe, car il doit compiler avec différentes contraintes réglementaires. Les réglementations existantes doivent en effet se mettre en phase avec une technologie qui évolue », estime Lucas Le Bell.

Selon les industriels, le phénomène est encore mal compris par les autorités et il faut malheureusement parfois attendre un événement majeur, voire une catastrophe pour que les lignes bougent. « On observe que, lors des derniers grands évènements sportifs, les Jeux olympiques au Brésil et au Japon par exemple, chacun avait, certes de façon partielle, une protection anti-drones sur certaines de ses emprises ». L’Euro de football 2016 était à ce titre l’un des premiers exemples de déploiement de telles contre-mesures sur le sol français.

Avec un ticket d’entrée à cinq chiffres, la lutte anti-drones n’est pas accessible à tout le monde. La démarche commerciale est d’autant plus difficile qu’il a fallu, dans un premier temps, parvenir à convaincre les autorités que le drone n’est pas qu’un jouet. Un travail de sensibilisation qui est loin d’être achevé. Pour étoffer l’argumentaire, Cerbair et KEAS n’excluent pas de développer une offre de leasing calibrée, par exemple, pour la protection d’évènements privés ponctuels. Difficile à mettre en œuvre, l’option de la location s’avère obligatoire pour adresser des acteurs publics ou privés dont les finances sont limitées. Elle serait cependant provisoire, les deux comparses misant sur une réelle prise de conscience pour convaincre quelques grosses entreprises spécialisées comme Securitas de l’intérêt d’acquérir une capacité dans la durée.

Face à une certaine inertie et au retard qu’elle engendre, les institutions se verront sans doute obligées d’embarquer des opérateurs privés dans l’équation pour compenser les trous dans le maillage, la police et la gendarmerie ne suffisant plus. En France, le ministère des Armées déploie les grands moyens pour rattraper le retard et être au rendez-vous des prochaines grandes manifestations publiques, que sont la Coupe du monde de rugby de 2023 et les Jeux olympiques de 2024. L’essentiel du parapluie LAD reposera sur le résultat du programme PARADE, lancé en par la Direction générale de l’armement (DGA). L’attribution de ce marché « à très grande vitesse », pour lequel Cerbair se positionne en tant que sous-traitant, doit intervenir en fin de cette année.

Côté industriels, on affute déjà ses armes pour la suite. Cerbair planche notamment sur la prochaine génération d’Hydra. Commercialisée en 2022, l’Hydra 300 prendra mieux en compte des drones devenus plus pointus, plus complexes, quand l’actuel Hydra 200 se concentre sur les plateformes issues du commerce civil. De quoi renforcer un argumentaire déjà bien solide lorsque sera lancé le prochain « marché prison » pour une quantité autrement plus conséquente que la quinzaine de pénitenciers déjà équipés.