Après l’avoir frôlé un an plus tôt, les armées françaises ont crevé le plafond du report de charges en 2024. Cette « dette » désormais supérieure à 8 Md€ pèse toujours plus sur la soutenabilité des dépenses de la mission Défense, alerte la Cour des comptes dans un rapport sur l’exécution du dernier exercice budgétaire.
Attention, avalanche de chiffres et de termes comptables. Récurrent, l’avertissement de la Cour des comptes prend encore un peu plus d’épaisseur. C’est que le report de charges, cet ensemble de paiements décalés à l’année suivante faute de crédits suffisants, a bondi en 2024. Estimé à 6,8 Md€ en octobre dernier, il aura finalement atteint 8,01 Md€, annonce la Cour des comptes. Soit une hausse de 1,9 Md€ pour un volume correspondant à 23,8% des crédits de la mission hors masse salariale, « un niveau très au-delà » du plafond de 20% déjà rehaussé en 2023 par la Première ministre d’alors, Élisabeth Borne. À lui seul, la somme représente les deux-tiers du report de charges de l’ensemble du budget étatique, précise la Cour des comptes.
En cause essentiellement, un effort capacitaire devenu nécessaire au vu du contexte sécuritaire dégradé et du réarmement tous azimuts qui en découle. L’heure est donc aux investissements souvent urgents, parfois massifs, parfois imprévus, et qui se traduisent par une augmentation de 2 Md€ du report de charges pour les seuls équipements. La part du programme 146 flirte maintenant avec les 5 Md€, ou 30% des crédits ouverts en loi de finances initiale 2024. Un report renforcé par les aléas de la fin de gestion, soldée par l’annulation de 532 M€ relevant du programme 146. « Le fait que le ministère compense, pour la deuxième année, la diminution en gestion de ses ressources d’investissement par l’augmentation de son report de charges plutôt que par un arbitrage capacitaire illustre sa volonté de tenir coûte que coûte tous les objectifs capacitaires de la LPM, nonobstant les contraintes financières pesant sur la mission », résume la Cour des comptes.
Bien qu’indispensable, la dynamique n’est en effet pas sans conséquences. Derrière la rigidité qu’il induit en érodant les crédits de l’année qui suit, un report croissant augmente mécaniquement le montant des intérêts moratoires dûs par le ministère des Armées tout en mettant potentiellement sous tension la trésorerie de ses fournisseurs. Ces intérêts atteindraient entre 40 et 50 M€ selon l’estimation ministérielle, contre 14,1 M€ payés l’an dernier au titre de l’exercice 2023. Quant à la trésorerie de la filière industrielle, l’équation s’annonce toujours plus difficile à résoudre à l’heure où il lui est demandé de prendre davantage de risques tant dans l’innovation que dans la constitution de stocks et l’accélération de la production.
Bref, cette nouvelle dégradation « fait peser un risque significatif pour la soutenabilité des dépenses de la mission Défense », résume une autorité de contrôle selon qui « le ministère, et le gouvernement, se doit désormais d’y mettre impérativement de l’ordre, soit en parvenant à couvrir par des ressources additionnelles ses besoins financiers non programmés, soit en faisant des choix capacitaires pour se ramener plus étroitement à la trajectoire financière planifiée par la LPM ». Faute de quoi, le maintien du pourcentage actuel de report de charges de la mission conduirait à « une augmentation significative du volume de celui-ci, et de son poids dans le budget de l’État ». Inutile de rappeler que ce dernier s’accommoderait mal d’un tel scénario au vu de la cure d’austérité auquel il doit faire face.
Le ministère des Armées, lui, assume son choix. Ce mécanisme, il en revendique l’usage en tant qu’ « outil contracyclique […] pour réaliser la programmation des armées sans à-coups pour la trajectoire des finances publiques ». La suite n’est que conjecture, le ministère ayant choisi de ne pas fixer de courbe prévisionnelle du report de charges dans la loi de programmation militaire engagée l’an dernier. L’objectif fixé en 2023 d’un maintien à 20% puis d’une baisse de 5% en 2029 et 2030 pour revenir au niveau idéal mais incompressible de 10 % est déjà un lointain souvenir. L’ambition a en effet été revue à la baisse, le ministère des Armées envisageant à présent d’atteindre « un niveau à 17 % et 13 % en 2029 et 2030 ».
Principal facteur d’augmentation du report, l’effort sur les équipements restera soutenu en 2025 avec 31,3 Md€ inscrits en loi de finances initiale. Mais le panorama s’avère plus nuancé une fois reporté à l’échelle de la LPM. L’ajustement (A2PM) réalisé l’an dernier a en effet ramené l’enveloppe globale de l’agrégat « équipements » à 262,3 Md€ en besoins reconnus d’ici à 2030 au lieu des 268 Md€ prévus à l’origine. Une diminution acquise notamment par le recalage du calendrier de livraison de certains programmes au-delà de 2030, mais sans toucher à la cible à horizon 2035.
Paradoxalement, la majorité des grands domaines prioritaires ressortent gagnants du dernier A2PM. Ainsi, certains arbitrages se soldent par plus de 500 M€ de crédits supplémentaires ajoutés au profit de la défense sol-air d’un côté, des drones et robots de l’autre. L’enveloppe dédiée gonfle de près de 1 Md€, quand quelque 622 M€ ont été fléchés vers un patch « intelligence artificielle » créé l’an dernier. L’innovation est quant à elle rabotée de 231 M€. Entre les retraits, les ajouts, l’impact éventuel de la cure d’austérité étatique et la dégradation de l’environnement sécuritaire, difficile de dire quel sera l’état de santé financier des armées en fin de programmation. Une chose semble cependant certaine pour la Cour des comptes : « résorber ce niveau de report de charges nécessitera un effort très significatif dans les années à venir ».