Aux portes du Grand Nord, la France et ses alliés se préparent aux conflits les plus durs

Un AMX 10RC du 3e RH monte la garde pendant l'évacuation de blessés occasionnés par l'explosion d'une mine.

Share

En Norvège, dans le froid et dans la neige, face à un ennemi symétrique et aguerri, plus de 3000 militaires français entament la troisième semaine de l’exercice Cold Response. Auprès d’armées alliées, ils se préparent à mener un conflit de haute intensité et contribuent à consolider la posture dissuasive de l’OTAN qui, sur fond de guerre en Ukraine, en profite pour faire passer un message à la Russie.

Plus de 3000 militaires français engagés

« Prêts à partir, mouvement sur ordre ». Pour le capitaine Antoine du 13e bataillon de chasseurs alpins (13e BCA) et les 150 militaires placés sous ses ordres, c’est la fin de plusieurs jours d’actions de freinage et de défense et le début de la phase offensive. En un clin d’œil, la fatigue accumulée laisse place à la concentration et à la détermination. Ce sous-groupement tactique interarmes (SGTIA) « A », c’est l’un des nombreux pions tactiques de l’exercice Cold Response 2022, placé sous contrôle norvégien mais inscrit dans un cadre otanien.

Annulé en 2020 et 2021 pour raisons sanitaires, Cold Response rassemble environ 35 000 militaires issus d’une trentaine de nations. La France, nation cadre de la NATO Response Force 2022, y a envoyé 3200 soldats et 500 véhicules pour un mois de manœuvres interarmes, interarmées et interalliés en environnement grand froid. Près de la moitié d’entre eux constituent deux groupements tactiques interarmes (GTIA). L’un, le GTIA « Arctic Black Roc » est principalement armé par le 13e bataillon de chasseurs alpins. L’autre, le « Light Armored Bataillon » (LAB), l’est par les Picards du 1er régiment d’infanterie et les cavaliers du 3e régiment de hussards. Avec leurs appuis de l’artillerie et du génie ainsi que les trois GTIA fournis par l’Espagne, le Portugal et la Pologne, ils forment la brigade d’entrée en premier, la « Very High Response Brigade – Norway » (VHRB) commandée par l’état-major de la brigade franco-allemande (BFA).

L’unité de circonstance, la « Very High Readiness Joint Task Force » (VJTF), étant désormais activée et en partie déployée en Roumanie, le commandement souhaitait éviter toute confusion. Il a donc rebaptisé la brigade « clone » envoyée en Norvège. Sur l’insigne de la VHRB, le terme latin « Vexillatio », du nom du corps expéditionnaire formé par la Rome antique autour de détachements issus de plusieurs légions et d’unités auxiliaires.

Cold Response s’inscrit dans le prolongement direct de l’exercice de déploiement Brilliant Jump déclenché début mars par l’OTAN. Au coup de feu, les nations contributrices ont mobilisé les troupes concernées et les ont acheminées par train, bateau ou avion. Particulièrement complexe, la manœuvre s’achève par l’intégration des forces et des matériels, point de départ de Cold Response. La manœuvre n’a pas été sans difficultés, mais les armées françaises ont « réussi ce tour de force de parvenir, en l’espace d’un mois et demi, à amener tout le monde depuis les points d’embarquement en France jusqu’à leurs zones d’arrivée », commente un colonel français.

La composante terrestre de Cold Response est coordonnée par l’état-major du CRR-FR de Lille, aux ordres du général Pierre Gillet. Certifié OTAN en 2007, il est cette année à la tête du pilier terrestre de la NRF (Land Component Command – LCC). Une centaine des 480 militaires qui le composent ont été projetés en plusieurs échelons à Lillehammer pour former un Initial Command Element (ICE), un « élément de commandement très réaliste par rapport à ce que serait la réalité si on était engagés », détaille le général Yvan Gouriou, commandant la division Plan Environnement du CRR-Fr et chef d’orchestre (DIREX) de Brilliant Jump. À pleine capacité, l’état-major dont il fait partie serait en mesure de commander jusqu’à 60 000 hommes.

Cold Response porte le combat dans les forêts et les collines, mais aussi en environnement urbain. Ici, une partie de la section d’aide à l’engagement débarqué du 1er RI part investir une cache utilisée par les forces spéciales ennemies.

Dilemme tactique face à « un ennemi à parité »

« Notre standard depuis toujours, c’est de pouvoir vaincre ou au moins d’arrêter un ennemi à parité et de lui faire renoncer à ses projets », ajoute le général Gouriou. Cold Response n’y coupe pas, bien au contraire. Pendant un mois, l’objectif général est bien de porter l’effort « sur le retour au combat haute intensité, les événements actuels vont dans le sens d’un renforcement de la direction déjà fixée par le CEMAT à l’époque [chef d’état-major de l’armée de Terre, alors le général Thierry Burkhard] », pointe à son tour le général belge Herbert Olefs, chargé des opérations au sein du CRR-Fr.

Conduit en terrain ouvert, Cold Response impose un dilemme tactique. Pour le commandant de la BFA, le général Jean-Philippe Leroux, il s’agit « d’être capable d’avoir une opération dans le nord vers Trondheim pour réceptionner les deux autres brigades de la NRF » tout en contrant une opération d’assaut par air déclenchée par l’ennemi dans le sud. Tout le défi est donc, au quotidien, de répartir idéalement l’infanterie et les appuis et d’assurer la logistique sur deux fronts dans une aire d’opération étirée sur plusieurs centaines de kilomètres. Cette manœuvre sur plusieurs fronts, bien que planifiée depuis deux ans, n’est pas sans rappeler certains mouvements opérés par l’armée russe en Ukraine.

Face aux bataillons de la VHRB, un ennemi symétrique aguerri disposant de capacités au moins identiques. Une force adverse (FORAD) jouée par le bataillon Telemark de l’armée norvégienne, une unité familière du terrain et des conditions climatiques extrêmes. Derrière sa fonction de FORAD, la Norvège conserve sa place dans les rangs alliés. Les régiments de « Home Guard », la garde nationale locale, sont ainsi intégrés dans la planification des opérations, ajoutant au passage un soupçon de difficulté pour l’état-major de la BFA.

Pour prendre l’ascendant, la qualité de l’équipement et de la préparation ne suffisent pas, il faut aussi « la capacité morale d’endurer les privations, les pertes ». Chaque journée apporte en effet son lot de pertes – simulées bien entendu – parmi les unités françaises. Ici, un groupe de combat du 13e BCA neutralisé par de faux blindés BMP-2. Là-bas, un véhicule blindé léger (VBL) du 1er RI saute sur une mine, laissant trois militaires sur le carreau. Porté à l’échelle d’une brigade, ce sont plusieurs dizaines de morts et de blessés comptabilisés chaque jour.

À la longueur de l’exercice et la permanence des combats s’ajoute un environnement qui « paraît être les Vosges », mais se révèle en réalité bien plus exigeant pour les hommes et le matériel. La Norvège est un « terrain de jeu qui répond parfaitement à nos attentes, parce que le terrain est difficile, parce qu’il y fait froid », souligne le général Leroux, dont la brigade s’est vue confier un mandat « temps froid » par l’état-major de l’armée de Terre.

Le lieutenant Jean-Baptiste, l’un des chefs de section de la 2e compagnie du 13e BCA, en patrouille. Quelques minutes plus tard, l’un des groupes de combat d’une section voisine sera fictivement détruit par des blindés ennemis.

Le défi de l’interopérabilité

Souvent résumée à une force sur papier et tableaux Excel, la NRF trouve ici l’occasion de travailler sur le terrain au renforcement de l’interopérabilité entre alliés. Qu’importe la nationalité, l’arme ou l’échelon de commandement, « tout cela doit opérer ensemble ». Pour le général Gouriou, il s’agit de réaliser « exactement ce que les Russes ne sont pas capables de faire pour le moment, c’est à dire cette coordination étroite entre unités ».

Tout poste de commandement de brigade doit en être capable, mais pour la BFA l’interopérabilité et la multinationalité sont des habitus permanents. Construite dès 1989 autour de ces principes, la BFA a pour avantage d’opérer nativement selon les procédures OTAN et en anglais. « Elle a l’habitude depuis toujours de créer des configurations de commandement qui obéissent à ces standards », relève son commandant. L’enjeu majeur de Cold Response, c’est donc de garantir cette capacité à se comprendre et à opérer ensemble selon des standards communs. Dit autrement, un artilleur polonais doit pouvoir comprendre la demande d’appui-feu émise par un chasseur alpin du 13e BCA. Et vice-versa.

Pour s’entendre, il faut les outils de communication conjoints qui formeront « le cœur et le système nerveux d’un poste de commandement », explique un capitaine du 41e régiment de transmissions (41e RT). Les transmissions sont un facteur de supériorité opérationnelle, celui parvenant à établir une boucle décisionnelle fluide et rapide obtenant un avantage certain sur le terrain. Monter une force multinationale nécessite de « créer une architecture de systèmes dans lesquels, sur le plan technique, on trouve des interfaces ». L’exercice Donau Warrior réalisé en juin dernier aura permis de vérifier la compatibilité des outils français, espagnols, portugais et polonais afin d’être au rendez-vous huit mois plus tard.

Durant Cold Response, la France a mis en place une chaîne de communication conçue sur base du système d’information du combat Scorpion (SICS), de moyens techniques associés et du détachement d’un officier ou d’un sous-officier formé pour les mettre en œuvre. Il aura fallu faire preuve de débrouillardise pour ne laisser aucun trou dans la raquette. Déjà pionnier sur SICS, le 13e BCA a notamment dû déployer le système sur les véhicules articulés chenillés (VAC) fournis par la Norvège. Une première à cette échelle.

Plus encore, Cold Response doit permettre aux troupes « de se connaître ». C’est, d’après le général Leroux, « le team spirit face à l’épreuve ». Crapahuter durant trois semaines dans la neige, « c’est long, c’est dur, cest fatiguant. (…) Arrive un moment où il faut se connaître » pour, in fine, « avoir cette capacité de combat partagé ensemble ». Même son de cloche du côté du général Olefs, pour qui « la confiance s’installe en regardant les gens dans les yeux ». « On ne peut appuyer, on ne peut travailler qu’avec ceux qu’on connaît. (…) Et je crois qu’on ne se connaîtra jamais assez ».

Une bascule logistique complexe

À tous les échelons, Cold Response est et continuera d’être source de précieux enseignements. Cela commence au plus bas niveau, par exemple dès le déploiement d’un mortier. La procédure requiert un terrain ferme pratiquement introuvable avec le mètre de neige rencontré en Norvège. Il faut donc creuser un trou pour installer la pièce, puis une tranchée pour accueillir les servants, leur matériel et leurs munitions. « Cela veut dire qu’au lieu d’une procédure standard permettant une mise en place en cinq minutes, ici il faut prévoir 20 minutes », décrit le général Leroux. Ce sont 15 minutes de plus sans appui-feu pour les troupes au contact.

D’autres premiers RETEX apparaissent déjà aux niveaux supérieurs. Dans la logistique, entre autres. « L’histoire l’a montré, on peut avoir les plus belles forces du monde, les plus entrainées, si derrière la logistique ne suit plus et qu’il n’y a concrètement plus d’essence à mettre dans les blindés, l’échec, du moins localement et pour quelque temps, est assuré », rappelle un colonel français. Preuve en est aujourd’hui en Ukraine, où l’invasion russe est mise à mal, entre autres, par un soutien défaillant.

Si Cold Response « n’est pas la guerre » et que Brilliant Jump est « resté une opération de moyenne envergure », la bascule logistique s’inscrivait dans un cadre complexe. Pour les logisticiens français, le don d’ubiquité n’aurait pas été de trop pour parvenir à aligner Cold Response avec le retrait de Barkhane lancé fin 2021, les renforcements en Roumanie, en Estonie et en Pologne, la poursuite de la mission Sentinelle et le soutien du dispositif français permanent hors métropole.

En Norvège comme ailleurs, la France aura dû externaliser une partie de sa logistique, notamment en tirant le meilleur parti de l’outil norvégien « Host Nation Ordering and Billing System » (HOBS). Véritable catalogue en ligne, HOBS facilite la commande d’un éventail de services et d’équipements, dont des matériels « grand froid » absents de l’inventaire français. Seul bémol : s’il est « extrêmement fluide », HOBS tronque quelque peu le réalisme du déploiement et implique des coûts immédiats conséquents.

Résultat de la combinaison entre moyens patrimoniaux et externalisation, le tempo imposé par l’OTAN a été respecté. « Cela a été un test essentiel pour s’assurer que nous sommes bien en cadre avec nos procédures nationales et internationales. Pour l’instant tout a fonctionné, les tuyaux ont été branchés. Nous avons pu évaluer nos structures autrement que par les exercices assistés par ordinateur, ce que l’on a fait au Joint Warfare Center à Stavanger [sud de la Norvège] en juin dernier ».

Un observateur d’artillerie du 93e régiment d’artillerie de montagne, l’une des unités d’appui du 13e BCA.

La dissuasion, un exercice et une réalité

« Notre ADN, c’est de s’entraîner en permanence. C’est un peu comme le mythe de Sisyphe, il faut toujours remonter la qualité d’entraînement au niveau le plus élevé ». Le commandant de la BFA reste prudent : planifié depuis deux ans, Cold Response est « totalement décorrélé de l’actualité ». Chaque exercice de l’OTAN participe à la posture de dissuasion mais, si Cold Response y contribue, le message qu’il sous-tend gagne cette fois en importance au vu de « la situation stratégique compliquée, tendue » dans laquelle est plongée l’Europe.

« Le contexte donne une teneur particulière à ce que l’on fait », reconnait le général Leroux. Impossible en effet de ne pas relier le thème retenu il y a deux ans – la dissuasion face un ennemi attaquant un pays allié – aux événements en cours en Ukraine. Cette guerre symétrique jouée en Norvège, c’est d’ailleurs peu ou prou celle menée par la Russie. « Nous avons deux armées qui ont des capacités et des structures à peu près équivalentes », souligne le commandant de la BFA. Pour ses troupes, il s’agit de « faire face à un adversaire multi-dimensionnel qui dispose d’avions, de drones, de ‘proxys’, de forces conventionnelles, qui peut être une menace NRBC, le tout fictif bien entendu ». Ici encore, « un portrait exact des forces armées russes ».

En démontrant sa capacité à déployer et à manœuvrer l’équivalent des trois quarts des forces allouées à la NRF, l’OTAN adresse un message clair : « nous sommes prêts ». « Nous avons placé le curseur très très haut », indique le général Leroux, d’après qui « nous atteignons, tant en multinational qu’en national, un niveau extrêmement élevé ».

Pour le chef de la BFA, il est cependant impératif de distinguer le fait « d’être prêt » de celui « d’être prêt à y aller ». « Comme tout militaire, on regarde ce qu’il se passe et on est prêt à activer, à réagir si SACEUR [commandant suprême des forces alliées en Europe] décidait d’engager quelque chose ». Entre la fin de la Guerre froide et maintenant, « tout a beaucoup changé dans les volumes, dans les tactiques, dans les équipements bien sûr. Ce que l’on voit n’est pas l’armée soviétique des années 1980 ». Du reste, évaluer précisément la situation en Ukraine demeure « très difficile parce que les messages sont brouillés, parce qu’on a une vision très parcellaire de ce qu’il se passe, parce que l’on peut difficilement tirer des enseignements à travers des reportages télévisés. (…) Il est très très difficile de prévoir tactiquement comment cela peut évoluer ».  

Qu’importe la décision, celle-ci dépend du politique. Alors, pour les militaires, le temps et l’énergie sont consacrés au maintien du niveau de préparation à son maximum. Objectif apparemment atteint, à quelques jours de la fin de Cold Response. « La situation actuelle en Europe ne fait qu’accroître la motivation de mes soldats », estime le général Leroux. « En 35 années de carrière, je n’ai jamais vu mes unités, mes bataillons, mes compagnies aussi prêts qu’ils ne le sont, moralement mais pas seulement ».