Les armées contemporaines sont pour la plupart professionnelles, la défense nationale se retrouvant alors entre les mains d’hommes et de femmes qui ont choisi de leur propre chef la voie des armes comme carrière professionnelle. Dans ce cadre, il convient au ministère de la Défense de chaque pays d’élaborer une politique de recrutement adaptée aux besoins des forces armées : grossir ou réduire les rangs, les féminiser ou les « diversifier », rallonger ou raccourcir la durée des contrats, et surtout, attirer les bons éléments au bon moment et ne pas les laisser à la vie civile. Si la France ne semble pas s’inquiéter de ses ressources humaines militaires, jetons un coup d’oeil sur la situation des alliés anglo-saxons.

Campagnes publicitaires de recrutement britannique et américaine au moment de la Première guerre mondiale. Si les Anglo-saxons n’ont jamais manqué d’hommes prêts à se battre, tout doit être fait pour que ça ne change pas.
Commençons par le cas du Canada qui nous rappelle par ailleurs le certain rôle social joué par l’armée. La presse canadienne rapportait la semaine dernière des discussions ayant cours dans la plus haute sphère de décision de la chose militaire et qui pourraient déboucher sur un précédent de première importance. Ottawa ne connaîtrait pas de chute d’intérêt de ses citoyens pour la voie des armes, mais celui-ci ne suffirait pas à faire grossir les rangs, un objectif affiché par les Canadian Armed Forces (CAF). Alors, les responsables militaires ont émis l’idée de recruter parmi les étrangers vivant sur le sol canadien.
Les journalistes canadiens ont rappelé qu’il existait déjà un système de dérogation permettant à certains étrangers de s’enrôler dans les CAF, mais ce, dans des cas très précis : les personnes qui participent à des échanges militaires par exemple, ou celles qui ont des compétences très recherchées par l’armée canadienne (cela permet à la fois de réduire les coûts de formation pour de nouvelles recrues ou de bénéficier de la spécialisation du candidat – un médecin, un pilote etc). Si l’idée prenait vie, la « dérogation » pourrait s’appliquer à tout ressortissant désirant servir le Canada : «
des discussions sont en cours afin d’examiner la possibilité de recruter des ressortissants étrangers au-delà des candidats qualifiés » indiquait la semaine passée Byrne Furlong, porte-parole du ministre de la Défense, Harjit Sajjan.
Dès lors, on en finirait avec le recrutement au goutte à goutte (seuls deux étrangers auraient été recrutés l’an passé) en assouplissant les critères du ministère de l’Immigration et on répondrait aux «
nombreuses demandes de la part de ressortissants étrangers et de résidents permanents » expliquait alors le porte-parole du ministère de la Défense, le major Alexandre Munoz cité par
CBC News. Ouvrir la porte aux étrangers motivés serait alors une solution du Canada pour recruter les 2000 militaires d’active et 5300 réservistes manquants pour atteindre le plein effectif.
Côté « social », cette idée amènerait deux avantages selon les observateurs canadiens : en amont on ferait progresser la diversité dans les rangs (les CAF visent à être composées de 25,1 % de femmes, de 3,5 % d’Autochtones et de 11,8 % de membres de minorités visibles quand sa composition actuelle est de 15,4 % de femmes, de 2,8 % d’Autochtones et de 8,2 % de membres de minorités visibles) et en aval, on remercierait les étrangers pour leur service en leur accordant la nationalité canadienne. Attention cependant à ne pas tomber dans la facilité du recrutement extra-national, s’en remettre « aux autres » pour assurer la défense nationale posant quelques questions sur l’avenir du métier militaire et sur la souveraineté des nations. L’exemple de la Légion Étrangère utilisé par les journalistes canadiens n’est pas valable puisqu’il répond à des aspects historiques et tactiques totalement à part de la politique de recrutement militaire française.
C’est à peu près la même ligne suivie par l
‘armée australienne qui, selon
The Strait Times américain l’an passé, a renoncé à attirer des recrues avec la promesse de « l’action, l’aventure et la camaraderie » comme cela se faisait traditionnellement, «
au lieu de cela, sa dernière série de publicités a pris une approche domestique » où «
le personnel figurant dans les huit publicités appartient à diverses minorités ethniques et religieuses, y compris celles d’origine indienne, chinoise, malaisienne, vietnamienne ou autochtone. »
Si l’Australie est l’un des pays les plus culturellement diversifiés, ses forces armées ne sont pas du tout représentatives de la population du pays c’est pourquoi les «
responsables de la défense insistent depuis longtemps sur le fait que l’armée doit élargir ses effectifs, à la fois pour approfondir le bassin de talents disponibles et pour attirer des soldats parlant plusieurs langues et connaissant les cultures des partenaires régionaux du pays. » Il n’est pas dit si l’armée australienne sera limitée par des questions de nationalité, la nuance entre étrangers et personnes issues de l’immigration n’étant pas clairement indiquée, quoiqu’il en soit la dynamique veut que le recrutement australien s’élargisse, comme au Canada, à toutes les personnes motivées et qualifiées pour servir dans les forces armées.
Au Royaume-Uni, et nous en avons discuté à plusieurs reprises sur le FOB (comme
ici ou ici avec les contrats à temps-partiel pour séduire les nouvelles recrues), les responsables militaires veulent enrayer une machine dangereuse : entre les budgets insuffisants et une certaine perte d’attrait pour la vie des casernes, les effectifs militaires d’outre-Manche se réduisent petit à petit. Quitte à réduire le format des armées, et donc limiter le recrutement ou la durée des contrats, mieux vaut conserver les meilleurs éléments pour ne pas perdre en efficacité sur le terrain. Mais les meilleurs éléments lorgnent sur la vie civile qui offre d’autres avantages, et c’est là tout le problème.
Alors, conseillers et parlementaires recommandent au gouvernement d’augmenter le salaire des soldats britanniques. «
Bien que les gens ne se joignent pas aux forces armées pour l’argent, la rémunération ne doit pas devenir une source de dissuasion » a déclaré Tobias Ellwood au
Times. Elwood est un ancien fantassin des Green Jackets (comme le nouveau chef d’État-major britannique soit dit en passant) et est aujourd’hui à la fois parlementaire et ministre au Ministry of Defence (en quelque sorte, un
minister britannique est un secrétaire d’État français et inversement). Selon lui, la défense britannique doit investir 200 M £ (230 M €) supplémentaires chaque année pour protéger le recrutement «
si vous voulez conserver la même posture de défense compte tenu des dangers, des complexités du monde auquel nous sommes confrontés. »
Une étude commandée par Downing Street l’an passé a averti des défaillances du recrutement militaire par lesquelles, si rien n’était fait, les trois branches de la British Army deviendraient un jour ineffectives. Alors, d’après le
Times, il a été recommandé au gouvernement d’aller vers une augmentation annuelle des salaires à 3% quand celle-ci était plafonnée à 1% huit ans plus tôt. Bien que le MOD a annoncé qu’une décision serait bientôt dévoilée dans le sens d’une augmentation, qui a déjà été retardée à plusieurs reprises, il parait impensable que les préconisations mènent à un plan concret cette année, la Défense britannique courant déjà après les crédits pour boucler le
financement de ses futurs équipements. Après les équipements viendront les recrutements urgents, puis tout à la fin, la hausse des salaires peut-être, alors que celle-ci doit aider au recrutement.. Bref, un cercle vicieux si les fonds nécessaires ne sont pas débloqués. À suivre (lire cet
article complet pour en savoir d’avantage).
Chez nos amis américains, l’armée d’active, la garde nationale et la réserve totalisent près d’un million de soldats, et le vivier de recrutement est si large, qu’ils ne font pas face à une urgence dramatique. Cependant, l’exigence américaine veut que les choses soient bien faites et à l’avenir les effectifs ne devront pas passer sous la barre du 1,0265 million d’hommes et femmes, dont la moitié seraient d’active. Bien que le « taux de rétention » est à son plus haut (86% aujourd’hui contre 82% en moyenne) prouvant que «
les soldats aiment ce qu’ils font » selon le secrétaire d’État à l’Armée Mark Esper, l’US Army doit être certaine de pouvoir recruter les éléments dont elle a besoin.
Pour ce faire, les forces américaines manquent de recruteurs talentueux et souhaitent alors rappeler des hommes d’expérience retirés du service pour partir à nouveau en campagne et débaucher de fraîches recrues. Aussi, elle manque de sergents pour former ces futures recrues, car l’armée américaine est engagée dans une nouvelle dynamique pour ses terriens : en plus d’augmenter les effectifs et de s’assurer que les carrières durent pour les meilleurs éléments (meilleur salaire par des bonus de fidélisation, meilleures conditions de type engagement flexible, meilleur équipement), elle veut que les nouvelles recrues deviennent toutes ces meilleurs éléments ce qui nécessite une formation plus longue et plus intense (dans le but d’augmenter la « létalité » du fantassin américain et sa survie face à l’ennemi).
Cet aspect là est vraiment très intéressant, on se penche sur la perception et le mental de l’actuelle et future recrue : «
Si vous demandez à un soldat pourquoi ils sont venus dans l’armée, ils sont venus dans l’armée pour apprendre, pour grandir, pour voyager (…)
Si nous les asseyons dans une classe avec un PowerPoint deux jours par semaine parce que l’armée leur a dit de le faire, ils sont moins enclins à rester, parce qu’ils ne sont pas inspirés par cela. » a ainsi expliqué le lieutenant-général Thomas Seamands, à la tête du recrutement de l’armée de terre américaine.
Globalement, voici le cheminement suivi par les recruteurs américains : attirer le plus d’intéressés possible pour être sûr de ne pas passer à côté des meilleurs éléments ; leur faire passer des tests exigeants de plus en plus adaptés aux besoins de l’armée afin de recruter ceux à fort potentiel et rejeter ceux qui ne pourront satisfaire ; faire progresser la formation, plus difficile et plus longue pour les préparer au feu (en fait elle ne s’arrêterait jamais vraiment) ; sur le contrat, apporter des conditions plus flexibles et des intérêts financiers plus avantageux ; et tout au long de la carrière, accompagner les hommes et les femmes engagés pour faire en sorte que les meilleurs, ceux qui commanderont les nouveaux, ne retournent pas à la vie civile.
Voilà quelques pistes pour les chargés RH de l’armée française si ils devaient un jour faire face à une crise de recrutement (ou de « désertion »).